22 | fin

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Quelques années plus tard


Solal errait dans les rues. Il lui semblait qu'il errait sur cette terre, dans cette vie depuis toujours.

Les premiers temps, il devait se l'avouer à lui-même à défaut de l'avouer au reste, il avait cherché Louis. Il l'avait cherché partout où ses yeux pouvaient voir. Dans chaque recoin, chaque parterre de fleur. Il l'avait cherché partout où ses yeux ne pouvaient pas voir. Mais il n'y avait son odeur nulle part ; sa présence jamais n'effleurait son existence.

Combien de fois avait-il rêvé qu'il le retrouvait ; qu'il l'apercevait au loin, qu'il tendait les mains, son corps entier, qu'il l'appelait, qu'il hurlait, mais jamais il ne se retournait ; il lui échappait à chaque fois, encore et encore. Il voyait sa silhouette du coin de l'oeil, mais dès qu'il tournait la tête, il disparaissait. Il était condamné à ne voir que son ombre. Il ne parvenait jamais à le rattraper, ni même à seulement l'effleurer. Louis n'était que la vapeur de la vapeur, les racines du vent.


le front aux vitres comme font les veilleurs de chagrin

je te cherche par delà l'attente

par delà moi même

et je ne sais plus tant je t'aime

lequel de nous deux est absent


Au bout d'un moment, d'une éternité, il comprit enfin. Louis n'était pas parti pour la guerre, ni pour les enfants de cette guerre. Louis était parti parce qu'il en avait besoin. Louis était parti pour lui-même. Louis était parti en quête de lui-même, à la recherche de ce qu'il était. Louis était parti pour trouver une autre manière de respirer. Alors Solal comprit qu'il devait en faire de même. Il comprit qu'il ne devait pas vagabonder dans tous ces pays à la recherche de Louis, mais à la recherche de lui-même. 

Il ne savait pas s'il se trouverait au bout du compte, mais il avait au moins le mérite d'essayer. Son moi lui semblait trop profondément enfoui. Mais, qui sait ? Au détour d'une rue, à un tournant, n'importe où où il ne s'y attendait pas, il pouvait tomber sur ce qui lui manquait.


Il se retrouva à Alep. C'était un passage obligé. Il observa les rues saccagées, les maisons dévastées ; les populations, sorties, qui vivaient. Il respira Alep. Je suis là, Louis, pensa-t-il, très fort, comme si le vent pouvait apporter ses mots à son amour. Je vois. Je suis témoin. Je vis.


Lorsque les premières bombes explosèrent au loin, il se cacha dans une maison délabrée. Il se recroquevilla sur lui-même, tressaillant à chaque secousse. Les Syriens ripostaient, luttaient. Certains hurlaient. C'était la colère qui gagnait maintenant, la fatigue, la lassitude. La tristesse était destinée aux autres ; les impuissants, ceux comme lui, qui pensaient qu'en fermant les yeux les bombes et la détresse disparaîtraient.

À un moment, au cœur de ces hurlements, il cru reconnaître l'écho lointain de la voix de Louis. Cela le fit sursauter plus que n'importe quel obus. Son cœur se figea dans sa poitrine. Il attendit un temps, mais cette voix avait disparu. Il sourit. Il rêvait ; au fond de lui, il espérait encore.


Il se passa quelques heures avant que les affrontements ne se taisent. Solal resta encore un peu, fondu contre le mur. Et puis, il prit son courage à deux mains et sortit dans la rue effondrée.

Le vent cracha de la poussière et de la fumée sur son visage. Il toussa. Il avança entre les décombres, pas à pas, chancelant, incertain. Il regarda les premiers secours, les fouilles parmi les ruines, le sang sur les pierres et sur les peaux. Il regarda les visages inondés de larmes des enfants, le désespoir des parents. Il regarda les morts. Il fut pris d'une soudaine envie de vomir. Il s'appuya contre un mur qui s'émiettait. Rien ne sortait. Il n'avait plus grand-chose en lui, mis à part les quelques conversations téléphoniques jusqu'à Paris, avec Camille, Anil, Tania et les autres ; ça, et la pensée, perpétuelle, intense, de Louis, de son existence ; l'idée qu'il ait été là. L'idée qu'il soit encore là, quelque part.


Il marchait dans ces rues déchirées et Louis lui revint aussi violemment que le vent. Il pensait à sa peau gorgée de soleil, à ses cheveux doux, à son sourire et ses yeux plissés d'or. Il pensait à ses rires d'autrefois, leurs taquineries, leurs désaccords parfois, leurs cigarettes partagées, leurs silences aussi ; il pensait à cette nuit là. Il y pensait chaque nuit, et souvent le jour. Il pensait à ses coups de reins, perçants et doux, lents et brusques. Il pensait à son visage décomposé de désir, à son souffle rauque qui ne ressemblait plus à un souffle. C'était à travers ce souffle qu'il lui parlait, qu'il lui criait tout ce qu'il n'avait jamais su dire, qu'il lui disait tout ce que le langage n'avait pas inventé. Cette nuit là, ils avaient inventé la parole.


Solal se perdit dans la ville. Ce n'était plus une ville. C'était le chaos sur terre. Il leva les yeux vers le ciel troué, les rebaissa vers les rues démembrées, fumantes.

S'il fallait la rebâtir à mains nues, il le ferait. Il serait là. S'il fallait rester des années, il resterait. Qu'avait-il d'autre à faire, à seulement espérer, à seulement attendre ?


Il marcha encore. Au loin, il aperçut un petit groupe, assis sur ce qui semblait avoir été une place dans un autre temps. Il s'approcha lentement. C'était de jeunes enfants. Ils mangeaient avidement, en silence. On entendait seulement le vent, quelques cris au loin, et le bruit de leurs mastications. Il ne savait pas ce qu'ils mangeaient, et eux non plus sans doute. Il s'avança encore. Leurs visages étaient noirs de suie, de fumée, de poussière. Certains avaient du sang de part et d'autre de leurs petits corps.

Le regard de Solal se posa sur l'un d'eux. Il semblait plus vieux. Pourtant, il avait encore le visage d'un enfant. Solal le détailla, le dévisagea.

Quelque chose lui traversa le corps. Ses jambes le lançaient, ses jambes tremblaient, tout à coup. Comment tenait-il encore debout ? Où puisait-il cette force ?

Son cœur remonta dans sa gorge. Son cœur explosa en miettes dans sa bouche. Son cœur, son cœur, quoi, son cœur ? — Il ne savait pas. Il n'y avait plus de mots. Dans le souffle de Louis, il aurait pu l'expliquer, dans ce nouveau langage inventé. Dans le corps de Louis, il aurait pu l'analyser. Là, il en était incapable.

Il regarda le garçon plus âgé que les autres. Il savait l'âge qu'il avait. Parce qu'il savait qui il était. Je le sais, même si lui ne le sait pas. Il mangeait avec appétit, lui aussi. Son visage était amoché, couvert de saletés. Les cendres avaient teinté ses cheveux de gris. Il était habillé de vêtements que Solal avait connu autrefois, qu'il ne reconnaissait même plus, tant ils étaient troués et déchirés de toutes parts. Il portait un couteau à sa ceinture. Mais son regard était le même. Ses bras étaient les mêmes. Cette chair était la même. Ces lèvres étaient les mêmes. Cette personne était la même. Cette existence, cette réalité, cette vie était la même, restait la même.

Solal s'avança vers son amour, bouleversé, chamboulé, autant que cette ville. Il pleurait sans bruit. Il faisait un pas devant l'autre sans savoir qu'il marchait. Ses pieds se tordaient dans tous les sens.

Il s'approcha de lui, qui était le même, le même qu'il avait aimé autrefois, le même qu'il avait attendu, le même qu'il avait espéré. Le même auquel il pensait tout le temps, tout le temps, à chaque instant. Le même à qui il penserait toujours, toujours, quoi qu'il arrive au moment où il prononcerait le nom, au moment où il se planterait devant lui, impuissant, la peur au ventre, mais l'espoir entre les mains, prêt à être offert.

Il s'approcha de lui.

Louis ?


sa chute l'illumineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant