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Il était tard et Solal sombrait dans son mal-être.

Il avait beaucoup fumé ; il avait pas mal bu ; mais, tragiquement raisonnable comme toujours, il avait choisi de s'arrêter.

Il se disait qu'un jour, il éclaterait, il se laisserait faire, enfin ; et il mourra sans doute, le corps abîmé et gorgé de toutes les substances possibles. Autant mourir en pleine guerre. Autant mourir là-bas.

Lorsqu'on frappa à la porte de son appartement, il se leva sans grand entrain, las. Il traînait des pieds.

Pourtant, quelque chose en lui bondit, se précipita hors de lui au moment où il croisa les yeux de Louis, au moment où il réalisa que c'était lui sur le perron.

Louis ? Qu'est ce que tu fais là ?

À vrai dire, il le croyait déjà parti depuis des jours. Il croyait qu'il avait pris le premier avion dès le lendemain de son départ de l'émission. Les producteurs étaient amers ; mais ils ne pouvaient rien faire face à sa détermination, face à sa rage. Ils ne comprenaient pas grand-chose, mais ça, ils l'avaient bien saisi.

Et voir Louis, là, face à lui, vivant, réel, lui donnait le tournis. Sa seule présence, son existence même, était un rêve éveillé.

Je croyais que tu devais partir...

Je prends mon avion demain.

Solal le laissa entrer, interdit. Il alla aussitôt se planter près de la baie vitrée, d'où on voyait les toits de Paris s'assombrirent peu à peu, sous un ciel d'un rouge si sombre qu'il paraissait noir. Quelques lumières, blanches, violettes, commençaient déjà à clignoter de part et d'autres de la ville.

J'ai quelque chose à te dire. Je ne pouvais pas partir sans te l'avoir dit. Et c'est dur de trouver les mots, mais... Il fallait que je te le dise. Je te dois ça. Au moins ça.

Très bien. Dis moi tout, Louis.

Il y eut un silence. L'espace d'un instant, Solal imagina Louis s'excuser soudainement et s'enfuir en courant. Dans tous les cas, son cœur battait de toute sa puissance, sans qu'il ne saisisse vraiment pourquoi.

J'ai quelque chose en moi. Depuis longtemps.

Qu'est ce que c'est ?

Louis parlait lentement. Trop lentement. Il lui faisait penser à un enfant. Il lui faisait penser au Louis d'avant, au Louis qu'il avait été. Au Louis qu'il était toujours, malgré tout. Il mourrait en étant ce Louis. Il avait changé, il avait évolué ; il avait été brisé, démantelé. Mais ce Louis palpitait encore dans sa chair, dans ses os, dans son cœur. C'était évident.

Ce qu'il y a entre nous... Notre lien...

Je ne sais pas comment te dire, Solal. Il n'y a pas de mots. Mais tu comprends, n'est-ce pas ? Tu comprends toujours tout.

Solal n'était pas tout à fait sûr de comprendre. Pourtant, il ne se sentait pas particulièrement perdu. Ce qu'avançait Louis avait du sens, quelque part en lui. Cela résonnait étrangement dans tout ce qu'il était, comme un langage qu'il avait connu et oublié, mais dont certaines réminiscences revenaient au fur et à mesure. Peut-être qu'il l'aurait compris à un autre endroit, à un autre moment.

Montre moi.

Avait-il dit cela innocemment ? Il ne savait pas. Il ne savait plus. S'attendait-il à ce que Louis franchisse les derniers mètres qui les séparaient, qu'il l'enlace, qu'il passe sa main dans ses cheveux, dans son dos ? S'attendait-il à ce qu'il l'embrasse ? Il ne savait pas. Il ne savait plus. Il s'y attendait tout en ne s'y attendant pas. C'était aussi étrange que dans l'ordre des choses.

Louis l'embrassa comme on tire la gâchette, comme on abrège une vie. Il y avait de la fureur, de l'attente. Mais aussi beaucoup de tendresse et de chagrin. Ses lèvres avaient une saveur d'arbres fruités et de souffrance. Elles avaient le même goût que dans ses rêves. S'étaient-ils déjà embrassé avant ? Dans un autre pays ? Dans une autre guerre ? Dans une autre vie ? Dans un autre temps ?

Ils s'embrassèrent avec douceur et rage, passion et acharnement, emportement et délicatesse. C'était à l'image de ce qu'ils étaient. C'était à la hauteur de ce qu'ils ressentaient. Qu'est-ce qu'ils ressentaient ? C'était quelque chose qu'ils portaient en eux depuis longtemps. Louis avait raison ; il n'y avait pas de mots pour l'expliquer, pour seulement le décrire. Le décrire aurait été le réduire. De quelle manière s'aimaient-ils ? Comme des collègues, comme des amis, comme des frères, comme des amants ? C'était plus compliqué et plus simple que cela. Ils s'aimaient comme ils étaient censés s'aimer ; ils s'aimaient comme dans n'importe quelle vie Solal aurait aimé Louis ; ils s'aimaient comme dans un tout autre temps, comme dans un tout autre pays Louis aurait aimé Solal.

Ils s'aimèrent dans la nuit, dans la chair, dans la brûlure, dans la douceur. Ils s'aimèrent, cette nuit là. Et ils savaient qu'il n'y aurait pas mieux que cette nuit là. Jamais ils ne vivraient une aussi belle et triste nuit. Jamais ils ne vivraient une nuit aussi douloureuse et magnifique. C'était la nuit ultime, l'amour ultime. Jamais ils ne feraient mieux. Jamais l'amour ne ferait mieux. Jamais la nuit ne ferait mieux. Et peut-être étaient-ils extrêmement naïfs, mais, cette nuit là, c'était cela qu'ils ressentaient.

Il leur semblait qu'on aimait encore mieux, que la nuit avait une saveur terriblement amère quand le lendemain l'être aimé partait en guerre.

Et, à l'aurore, Solal observa du coin de l'œil son amour, son oiseau blessé, sa propre chair, son être unique, son être ultime ; il l'observa se redresser, se rhabiller. Il se retourna vers lui, lentement, et Solal ferma brusquement les paupières, feignant le sommeil. Une larme glacée roula le long de sa peau. Louis se pencha vers lui, doucement, délicatement. Il plongea son souffle sur sa peau, ses cheveux sur sa joue, son nez dans son cou. Il était là. Il était réel. Il sentait son odeur, la sueur qui lui faisait comme une deuxième peau, le parfum de ses cheveux ; il respirait son souffle lent et chaud. Il sentait sa présence, son existence, sa réalité, sa vie. Et rien, rien ne sera jamais pareil ; et rien, rien ne sera jamais mieux.

L'instant d'après, un bruissement de draps, des pas, l'écho lointain d'une porte qui se ferme, le cœur affolé et qui déjà ne bat plus vraiment, et Louis était parti. Le voilà qui va en guerre. Il s'enfuit de moi pour partir à la guerre. Il avait cru, cette nuit, pourtant, que Louis changerait d'avis, qu'il déciderait de rester, auprès de lui, avec lui. Il avait cru que cette nuit donnerait un goût fade et inutile à la guerre. Mais la guerre sera toujours là — même quand l'amour sera loin.

Lequel des deux était né en premier, la guerre ou l'amour ? Lequel persisterait jusqu'à la fin ? Lequel périrait le dernier ? C'était une lutte sans fin. C'était cela, la lutte finale, la lutte ultime. C'était peut-être à cette bataille là que Louis partait assister. Il voulait peut-être se battre d'un côté ou de l'autre. Il aime la guerre plus qu'il ne m'aime moi.

Finalement, ce n'était peut-être plus une question d'amour. Ce qu'il ressentait envers la guerre, c'était une faim, une avidité, une nécessité. Elle était là et il fallait qu'il aille vers elle. Elle existait, il sentait sa présence, et il était ostensiblement attiré vers elle. C'était plus fort que lui. Plus fort que le reste. Plus fort que tout. Peut-être ressentait-il la même chose envers Solal ? C'était peut-être cela, l'amour ultime, le véritable amour, l'amour final.


sa chute l'illumineOù les histoires vivent. Découvrez maintenant