Texte 19 : Une Éponge Bien Abîmée

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Auteur : Dawntale
Titre : Une Éponge Bien Abîmée

Quatre murs. Voilà mon territoire. Ma chambre. Celle de laquelle je ne sors presque jamais. Des tableaux de félins, mes animaux préférés, ornent ses délimitations, et seule la porte en chêne permet aux deux autres membres de ma famille de venir me déranger. Je ne sors que pour aller aux toilettes, manger un truc, ou voir mon frère, bien que ce dernier cas de figure soit plus rare.
Je me lève, et vais m'asseoir sur mon bureau. Lorsque j'ouvre mon ordi portable, avant de l'allumer, je regarde mon triste reflet dans l'écran noir.

Eh oui, Alison : ça, c'est toi. Des cheveux jusqu'aux épaules, noirs, qui partent dans tous les sens, et très bouclés, des yeux noisettes, des taches de rousseur sur ton visage rond de jeune fille en surpoids, et sur le sommet du crâne, des bouts de peau qui apparaissent progressivement.
Je ne me brosse pas les cheveux. Depuis qu'une coiffeuse m'a dit qu'il fallait une brosse spéciale pour ne pas casser les boucles, j'estime que je n'ai pas besoin de les entretenir. Je peux ne pas prendre de douche pendant une à deux semaines, bref, je suis totalement à la dérive. Et pourtant j'ai l'impression que je ne vais pas si mal que ça.

Je ne parle pas beaucoup. Je déconne, et même quand je rigole ou que je souris, on sent cette allure de faux, de tristesse, de détresse émotive. On sent que je souffre, mais que je veux le cacher. Et quand on m'en parle, je me tais, je me braque, je me replie sur moi-même. Je suis impénétrable, et même les gens qui me connaissent ne connaissent qu'une partie de moi. L'autre partie est plus sombre, plus triste... Plus vraie. J'acquiesce juste d'un « hum » vague. Je ne parle à personne de ça.
Enfin personne... Ma sœur sait, parce que je lui ai dit. Depuis la séparation de nos parents en 2009, je fais le tampon. Dès que papa ou maman est en colère, j'encaisse comme une éponge. Puis, quand la voisine a frappé ma mère et qu'elle est tombée dans les escaliers, la voir partir à l'hôpital avec les pompiers a déclenché ce trouble du contrôle des impulsions. J'ai fais des recherches. Ce trouble touche entre 0,6 à 2,5% de la population. Un si petit pourcentage... Pourquoi fallait-il que je tombe dans un aussi petit pourcentage ?

Les boules de cheveux s'entassent derrière mon lit, sur mon bureau, partout sur mon passage. Je n'en parle pas aux personnes avec qui je m'entends bien sur Internet. Je me fais passer pour un garçon qui s'appelle Adrien, parce que depuis qu'on a fait une conversation en vocal, les filles ont dit que j'avais une voix de garçon. J'ai toujours été un garçon manqué de toute façon. Je ne mets pas de robe, ni de jupe, et encore moins de legging. Juste des pulls et des jeans. D'ailleurs avec mon poids et ma poitrine qui tombe jusque sur mon ventre, ça devient dur de s'habiller, ce qu'on ne manque pas de me rappeler constamment. Internet, c'est mon refuge. Je peux devenir quelqu'un d'autre, et on croit ce que je dis. Je suis Adrien, et je n'ai aucun problème. Je suis beau et j'attire même quelques filles. Je ne suis plus Alison, la fille pleine de problèmes qui s'arrache les cheveux, et qui se tait. La fille inintéressante qui dit « oui, non, hum, j'sais pas ». Je deviens quelqu'un qu'on aime.
Et sur Internet, je parle à Atsu, une fille que j'aime, parce que je suis bisexuelle mais que les garçons m'attirent moins que les filles. Alors je passe mes nuits à lui parler, je rigole en vocal avec elle et j'essaie d'être le rayon de soleil dans son ciel noir. Je vis pour parler à Atsu, comme un frère, puisque je suis Adrien, et que je ne pourrai jamais lui dire la vérité. La vérité pourtant, elle elle me l'a dit, et moi je lui mens... Mon amoureuse est une fille paralysée, en fauteuil, qui se fait battre par son père, crier dessus par sa mère et emmerder par sa sœur. Moi la mienne de sœur, elle me gonfle, parce que depuis que je lui en ai parlé, elle m'a disputé. Elle m'a dit qu'il faudrait d'abord que je règle mes soucis au lieu de m'occuper de ceux des autres, et que si Atsu était suicidaire, elle devrait voir un médecin. Selon elle, pour s'en sortir, il faut une aide médicale, un soutient de quelqu'un de proche de nous, et de la volonté. Un seul de ces paramètres suffit rarement à sauver des vies.
Alors ouais, je fais l'éponge. Je suis au cœur des histoires d'amour du groupe d'amis qu'on a monté sur Skype. Dans ce groupe, y'a un garçon pénible qui veut sortir avec toutes les filles qu'il croise, donc ça m'arrange d'être Adrien. Beaucoup de gens veulent me caser avec Atsu du coup, et moi, je suis plantée au carrefour de leurs histoires sentimentales. Y'a des disputes dans ce groupe. Beaucoup. Et j'en parle à ma sœur et à ma mère, parce que j'ai besoin de le dire à quelqu'un qui ne le sache pas. Et elles m'engueulent encore... Elles disent des trucs du genre :

- Je comprends pas pourquoi tu t'occupes de tout ça. Moi y'a longtemps que j'aurais laissé tomber toutes ces embrouilles. C'est pas sain un truc pareil.

Évidemment, quand les gens s'engueulent tout le temps, et que parfois je m'en prends plein la gueule, c'est pas drôle. Quand celui qu'on surnomme Ours dit qu'il veut me violer parce qu'il est amoureux de moi, je me tais, et j'encaisse. Parce que si je laisse tomber ces gens, je laisse tomber mon univers... Mon refuge...

Mes notes sont en chute libre au lycée. J'ai des amis marginaux, comme moi. Erwan est un metalleux aux cheveux longs, avec des lunettes, rejeté à cause de son look particulier. On traîne souvent ensemble avec Clothilde et Maëva. Ce sont mes seuls amis. Et mon père me saoule parce qu'il me trouve triste, et que si mes notes descendent encore, faudra que je prenne des cours particuliers.
De toute façon, mon père et moi, on n'a pas une grande complicité. Il préfère ma grande sœur, j'en suis sûre. Elle vit chez lui, et elle est autonome, indépendante. Moi je suis petite, grosse, massive, et invisible. Je ne sais pas me faire à manger toute seule, et je me nourris de Nutella, de raviolis ou de chips, parce que rien d'autre ne me fait envie. Quand mon père doit disputer ma sœur, elle se sauve, et c'est moi qui trinque parce qu'il est en colère et qu'il faut qu'il la déverse sur quelqu'un. Donc là encore, c'est moi qui prend, et qui fais le tampon. Et qui perd mes cheveux.
Ma mère me prend à parti, et me demande des comptes parce que dès qu'elle nettoie ma chambre, elle tombe sur mes boules de cheveux, et il y en a beaucoup. Du coup on me fait voir un médecin, et je me confie un peu. Même si mes parents et ma sœur voudraient que je vois un psy, je me bats pour ne pas avoir à y aller. Je ne suis pas folle, comme ma sœur. Elle, elle a déjà fait de la psychiatrie. Ouais, elle a passé quatre mois en hôpital psychiatrique, d'où elle s'est échappée à plusieurs reprises jusqu'à en sortir définitivement. Donc voir un psy, j'en ai pas besoin. Et puis, j'ai mon refuge.

Je suis atteinte de trichotillomanie. C'est une maladie qui n'est pas un Trouble Obsessionnel Compulsif, mais un trouble des impulsions. Je ne me rends pas toujours compte que j'ai la main dans les cheveux, et je me les arrache. Ma sœur a honte de moi, parce que ça fait des raies de peau sur ma tête, et que c'est voyant. Du coup elle me dit que si je dois les arracher, il faut que je tire par en dessous, pour que ce soit moins visible... Comme si ça se contrôlait !
La trichotillomanie est une souffrance. Une souffrance méconnue qui plonge toute la famille d'un proche atteint dans le doute, dans l'inquiétude et dans la colère. La trichotillomanie, c'est une tourmente émotive. Une détresse intérieure qui fait beaucoup souffrir. Et les gens qui nettoient vos cheveux derrière vous vous disputent, parce qu'ils ne comprennent pas. Et votre famille est démunie parce qu'elle veut vous aider mais ne sait pas comment faire... Du coup, on m'a donné des antidépresseurs, et du fer pour faire repousser mes cheveux, mais je les arrache plus vite qu'ils ne poussent... Et chaque moquerie me fait tirer plus encore sur ma chevelure. Chaque remarque me fait plonger ma main dans les cheveux...
C'est pour ça que je m'isole dans ma chambre. Si j'ai les doigts enroulés autour d'une mèche devant ma mère ou ma sœur, je me fais rappeler à l'ordre. Elles ont dit qu'elles étaient là pour moi, et que si j'avais besoin de parler, je devais le faire. Mais je préfère les blesser en ne disant rien. Je veux qu'elles souffrent comme je souffre. Je veux qu'elles encaissent un dixième de ma souffrance, pour peut-être la comprendre un peu... Je préfère parler aux gens d'internet, parce que les gens d'internet ne jugent pas. Ils sont mes amis. Et je délaisse ma famille chiante pour eux. Parce qu'eux, ils sont là sans exister, alors que ma famille existe sans être là.

Voilà. La trichotillomanie c'est un déchirement, une auto-mutilation de son propre corps qui ne vous a rien demandé pourtant... Un trouble auto-agressif. Il est automatique chez moi, et ne me procure aucun soulagement. Je le fais quand je suis contrariée, que je m'ennuie, que je stresse... Et je ne dors pas beaucoup. Je parle avec les gens de mon refuge toute la nuit, puisqu'ils vivent au canada, et je dors toute la journée, le casque sur les oreilles et la musique à fond, devant mon ordinateur. Et je me sens seule, et je suis incomprise, et je m'arrache les cheveux, et ils tombent, et la peau est visible...
Et je leur fais honte. Et je me fais honte.

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~Cyclone

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