p.27 | Astrå

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J'étais encore complètement sous le choc. Mon géniteur était mort depuis presque neuf ans et jamais je ne pourrai lui dire tout ce que je pense de lui, et de ses actes. Sur le coup j'eus envie de crier à l'injustice, voire même au complot. Mais personne ne pouvait rien y faire.

En me voyant complètement figé devant la tombe, Astrå cru bon de me dire :

- C'était pas un mec bien. Mais ça tu le sais déjà. En fait je crois bien que t'as eu de la chance de ne jamais le connaitre. C'était un gros con. Un gros con alcoolique qui ne rentrait chez lui que pour hurler sur sa femme et ignorer sa fille, et qui a développé un cancer du foie.

J'ai eu peur d'avoir mal compris. Alors j'ai dis en bafouillant un peu :

- Tu... Tu veux dire que -

- Ouais, m'avait-elle coupé. C'est mon père à moi aussi. Enfin c'était. T'façon c'est pas plus mal pour toi. Ça t'aura au moins évité beaucoup de déception.

Je n'avais plus les mots. Mon géniteur avait continué de vivre normalement, alors qu'il savait que quelque part, vivaient une femme et son bébé. Et qu'ils se faisaient copieusement insultés, tous les jours pendant un an. Cet homme n'avait donc aucune morale.

- Astrå, t'as quel age en fait ? Avais-je demandé d'une voix rauque.

- Vingt-deux. Ça va, c'est correct pour toi ?

L'homme avait mit presque six ans à refaire sa vie. Ou peut-être qu'il existe d'autres petits Å à travers la Suède, abandonnés par leur géniteur. Je me faisais sans aucun doute des films, mais ce n'était pas impossible. Puis après tout, vu la basse morale de cet homme, je n'en serai pas étonné.

Cette fille avait qui je m'étais battu était donc ma demie soeur. On en apprend tous les jours.

- Rentrons, a-t-elle dit. Je ne supporte pas d'être ici.

Je l'ai suivi de nouveau sans un mot. Moi aussi cet endroit me dérangeait.

Je n'ai pas vu passer le trajet du cimetière à la maison de mes grands-parents​. Mon esprit était cotonneux.

- Je ne sais pas vraiment si on peut rentrer mais je vais le faire quand-même.

Astrå a ouvert avec difficulté la lourde porte en bois, et je l'ai suivi sans vraiment être conscient de mes actes. Je l'ai déjà dis, mais mon esprit était  complètement embrumé à ce moment-là. On m'a dit un jour qu'on pouvait avoir des réactions totalement irrationnelles lors d'un grand choc. C'était mon cas, sauf que je ne ressentais plus rien du tout.

Nous nous sommes retrouvés dans le salon morbide de tout à l'heure. Astrå s'est affalée dans un fauteuil de velours violet du plus mauvais goût, et moi j'ai eu du mal à poser mes fesses sur une chaise en bois.

- Dis, tu peux me parler de lui ? Ai-je demandé.

Elle m'a regardé d'un oeil torve avant de répondre :

- Quoi ? Il n'y a rien à dire sur cet homme. Il buvait, n'était jamais là, il ne s'occupait pas de nous, et il est mort. Point final.

- Tu ne comprends pas, ai-je répliqué. J'ai besoin de réponses.

- Mais qu'est-ce que tu veux que je te raconte ? Je ne le connaissais même pas !

Suite à ce cri du coeur, elle a ramené ses jambes tout contre elle, et s'est recroquevillée au fond du fauteuil.

- Enfin, a-t-elle ajouté, je n'ai jamais eu l'impression de le connaitre.

Aucun mot n'est sorti de ma gorge. Je ne voulais pas parler. Pas envie. En fait, j'attendais juste qu'elle le fasse à ma place. Ses yeux brillants et sa mâchoire serrée me montraient qu'elle en avait besoin.

Pourtant, contrairement à mes expectations, elle s'est tue. Pendant de longues minutes, même des heures. Seul le tic-tac incessant de l'horloge nous portait compagnie. Ce n'était pas pesant. Ce n'était pas le genre de silence gênant qu'on cherche à combler à tout prix.

- Ne comptes pas sur moi pour te raconter ma vie, a déclaré Astrå d'une voix rauque. Ce n'est pas mon genre de me plaindre.

- Et pourquoi pas ? Ça ne te coûte rien.

- Je n'ai rien à te devoir. Laisses tomber et rentres dans ton pays. Tu n'as plus rien à faire ici.

Sur ce, elle s'est levée et est sortie de la pièce en trombe. Je n'ai même pas levé le petit doigt.

Que devrais-je faire maintenant ? Mon géniteur était décédé depuis plusieurs années et personne ne m'en a informé. Mais je n'avais aucune intention de rentrer en France en ruinant tous mes efforts. Il n'était pas non plus question que je passe cinq jours dans une famille qui me déteste.
En moins de deux secondes, une solution toute simple a pris forme dans mon esprit : j'irai chez mes grands-parents paternels. 

Je suis à mon tour sorti du petit salon oppressant. Puis je me suis perdu dans le dédale des couloirs, avant de retrouver mon chemin au bout d'une dizaine de minutes. J'ai croisé ma grand-mère en route. 

- Où est ma valise ? Lui avais-je lancé. 

- Pourquoi faire ?

- Je pars. Vous ne voulez pas de moi alors je ne vais pas vous déranger plus longtemps.

Elle parut surprise, mais elle se reprit bien vite ne m'indiquant que ma valise était restée dans le hall. Au cas où je veuille repartir plus tôt que prévu sans doute. Ça avait fonctionné mine de rien.

J'ai contourné la vieille dame sans lui dire un "merci" ou "au revoir". Je n'étais pas sûr qu'elle le méritait de toute manière.

Me voilà dehors dans le froid de l'hiver, valise à la main, sans savoir vraiment où je devais me rendre. J'écris ces dernières lignes assis sur un rocher. Ça doit faire deux heures que je dois y être. Mes doigts sont tout engourdis et je peine réellement à tracer les lettres.

Je réfléchis et je me rends compte que Astrå m'a vraiment, mais vraiment énervé. C'est une sale gamine. Mais je sens bien que l'absence de son père y est pour quelque chose. La manière dont elle en parle la trahit malgré elle. Si je peux la contacter dans les prochains jours, je la ferai parler. Pas juste de notre géniteur commun, mais d'elle aussi. C'est quand-même ma soeur après tout.

J'ai du mal à accepter que j'ai une petite soeur, et que je ne l'apprend qu'aujourd'hui. C'est perturbant.

Mes sentiments sont mélangés comme jamais ils ne l'ont étés : colère, tristesse, amertume, surprise, et indifférence.

Et je ne peux pas les contrôler.

Å

Le Carnet de Å [EN PAUSE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant