p.36 | Être remis à sa plåce

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Globalement, on s'est fait chier.

Premièrement parce que j'étais toujours assez agacé. Je ne suis pas rancunier d'habitude, vraiment pas. Mais je ne supporte pas que l'on ne prenne pas en compte ce que je ressens, et c'était exactement ce qu'il s'est passé ce matin là. Du coup, comme j'étais agacé, je ne parlais pas. Annabelle a compris que j'étais agacé, et du coup, elle était agacée elle aussi.

Comme nous sommes des personnes très têtues, aucun de nous n'a voulu lâcher l'affaire et s'excuser. N'étant pas de bonnes dispositions, tout ce que nous avons fait après fut un échec cuisant. Par exemple, nous avons essayé de faire des sushis maison qui s'avérèrent absolument immangeables. La pizza que nous avons commandé en compensation ne fut jamais livrée, et nous avons passé environ une heure à choisir le film que nous allions regarder. Bien sûr, il était nul.

Vers vingt-trois heures, n'y tenant plus, je suis rentré chez moi.

Bizarrement, cela m'a fait un bien fou d'être seul avec moi-même. Je me suis rendu compte que ces derniers mois, j'ai beaucoup consacré aux autres : Astrå, ma relation avec Annabelle, la découverte de mes origines et de fait mon rapport avec mes parents, et maintenant Thalia et Nemo. Avec toute cette énergie dépensée à aider les autres et construire des relations solides, je n'avais plus de temps à m'accorder. Alors que c'est très important de prendre du temps pour soi. Cela évite de virer fou et de tuer son entourage à cause de la pression.

Je crois que Annabelle l'a mal pris, puisque quand je suis allé à la librairie le jour suivant, elle m'a tout simplement ignoré. C'est un peu la voie de la facilité, la bouderie.

En voyant mon air renfrogné, Astrå est venue vers moi :

- Vous vous êtes embrouillés ? Annabelle tronche depuis ce matin. C'est pas cool de bosser dans ces conditions.

- Ce n'est pas de ma faute. Elle refuse de m'écouter et discrédite mes propos.

- À propos de quoi ?

Oh, juste à propos de toi qui veut pecho une mes amies, plus jeune que toi de surcroit mais tout va bien ! Bien sûr, je ne l'ai pas dis de cette manière. En fait, je n'ai même rien dis du tout, sûrement par lâcheté.

- Des trucs personnels.

Je vis à son regard qu'Astrå n'était pas franchement convaincue par ma réponse, mais elle ne montra rien de plus. Elle se contenta juste de me répondre :

- Ça te dit de manger avec moi à midi ? J'invite.

Je répondis positivement, puis je me suis remis à mes occupations, à savoir dessiner. Je n'avais pas grand-chose d'autre à faire en vérité. Comme je l'ai dis avant, j'avais consacré toute mon énergie ces derniers mois pour les autres. Alors chercher du travail était compliqué. J'avais bien épluché les petites annonces, mais aucun job ne m'intéressait réellement. Je ratais le peu d'entretiens d'embauches que je réussissais à décrocher, faute de motivation.

Alors pour compenser, je dessinais. Tout le temps, en toute occasion. De petits, des grands, des colorés, en noir et blanc. Être au milieu  des livres devait m'inspirer visiblement. Nana était toujours impressionnée par mes productions. Au début, je pensais juste qu'elle me flattait et que c'était simplement pour me remonter le moral ou m'encourager. Mais un jour, quand je suis arrivé dans la librairie et que j'ai vu tous mes dessins exposés au mur, j'ai compris qu'elle ne plaisantait pas.

- Tu as du talent, Å. Ce serait dommage de ne pas le montrer au reste du monde, non ?

J'étais vraiment septique. Mais en voyant les clients s'extasier sur mes dessins, je me suis dis qu'elle avait peut-être raison. Ils cherchaient toujours à savoir qui était le créateur du dessin qu'ils voyaient, car je ne signais jamais mes productions. Ils ne surent jamais car je fis promettre à Nana de ne pas dire que j'en étais l'auteur. Je n'avais rien d'un artiste. Je ne me sentais pas légitime à me faire féliciter par des inconnus. Non, je n'en étais pas digne. Après tout, si les Beaux-Arts ne m'avaient pas accepté, c'était bien pour une raison. Mais si les gens étaient contents de voir ces illustrations, alors cela me faisait plaisir en retour. Je veux bien leur laisser cela.

Quand vint midi, je rangeai toutes mes affaires pour rejoindre Astrå comme convenu. La suédoise s'était pris d'une passion pour les tacos trois viande XXL et ne mangeait plus que cela. Pour ma part, je me suis contenté d'un wrap végétatien tout aussi énorme que le sien. Il faut croire que nous partageons également un estomac sans fin en plus de nos gènes.

Il faisait beau en cette fin de mars, quoique un peu frais. Nous avons mangé sur un banc, face au soleil, laissant ses rayons donner un peu de couleur à nos visages blanchis par l'hiver précédent.

- Ch'ai une bonne nouvelle à t'annoncher, dis Astrå en brisant le silence, la bouche pleine.

- Commences par avaler sans t'étouffer, et on verra après.

La brune me jeta un regard noir avant de s'exécuter. Elle reprit :

- J'ai une bonne nouvelle à t'annoncer. Je vais prendre un appart'. Annabelle et toi pourrez roucouler en toute tranquillité.

- Comment ça se fait ?

- Je suis assez bien payée pour vivre. Bon, je pense pas partir sur un truc immense, mais peut-être qu'en coloc, il y a moyen d'avoir quelque chose de sympa.

- C'est bien que tu sois indépendante.

- Ouais. J'suis contente. C'est grâce à vous deux.

Dans le langage Astrå, cela voulait dire "merci".  Je n'ai pas relevé plus que ça, chacun son fonctionnement. J'ai plutôt décidé de lui parler de l'invitation de Nemo.

- Au fait, mon meilleur ami va se marier cet été. Je lui ai parlé de toi et il aimerait te rencontrer. Cela ferait une bonne occasion, non ?

- C'est que tu as dû être trop sympa sur ma description, mais pourquoi pas. Ça peut être marrant de voir comment ça se passe en France. Thalia vient ?

Mon sang ne fit qu'un tour.

- Comment ça ?

- Elle m'a dit qu'elle était proche de Nemo aussi, du coup je me demandais. On s'est échangé nos numéros. On a parlé toute la nuit.

- C'est le coup de foudre, hein ? Ai-je demandé le plus innocemment possible.

Elle me lança un regard suspicieux, les sourcils froncés. J'ai maudis mon visage beaucoup trop expressif malgré mes efforts.

- En quoi ça te gène ?

- Hein ? Ai-je répondu d'un être surpris, ne m'attendant pas à cette question plutôt virulente.

- Tu crois que je ne t'ai pas capté hier ? Te cachant derrière les rayons pour écouter ce que l'on disait ? C'était juste une discussion tout ce qu'il y a de plus normale.

Je devais probablement être rouge comme une tomate. Il n'y a sans doute rien de plus humiliant que de se rendre compte que notre attitude était ridicule et déplacée. J'étais très honteux, et Astrå l'avait bien remarqué. Elle a soupiré, en me regardant avec lassitude comme on le ferait à un enfant qui avait fait la même bêtise une énième fois.

- C'est pas parce que les personnes qui te sont proches ont peut-être une chance d'être ensemble que tu vas te retrouver tout seul.

Surpris, j'ai brusquement relevé la tête. J'étais prêt à être dans le déni et dire que ce n'était qu'un ramassis de mensonges, mais la brune avait totalement raison. 

J'étais terrifié par la solitude et l'abandon.

Je ne saurais pas exactement comment exprimer cela, mais je me suis toujours senti étrangement seul. J'ai toujours eu une famille, quelques amis plus ou moins proches, mais je n'arrivais pas à me défaire de cette impression. Comme si j'avais un vide constant, un trou dans la poitrine qui ne voulait pas se reboucher.

Cela fait seulement depuis quelques mois que je me sens un peu plus complet. Grâce à Annabelle, grâce à Astrå, grâce à la petite reconnaissance de mes dessins et à la vérité sur mes origines. En y repensant, c'était peut-être ça le trou béant dans mon cœur. On dit que les enfants ressentent et savent bien plus de choses qu'on ne veut bien le croire. Je suppose que c'était ça, cet espèce d'instinct qui me chuchotait que rien n'allait vraiment bien, à la manière d'un petit diable perché sur mon épaule.

J'allais mieux, c'est vrai, mais mon cœur et mon esprit étaient toujours en vrac, terrifiés à la simple expression de l'idée de perte.

Peut-être que tout n'est pas réglé finalement.

Å

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⏰ Dernière mise à jour : Apr 07, 2020 ⏰

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Le Carnet de Å [EN PAUSE]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant