Chapitre 4 - partie 1

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La direction

Zoey entendait son cœur cogner dans ses oreilles. Une créature aux allures de kangourou, au visage plat presque humain et doté d'une très longue queue à plumes bondissait dans le couloir. Un chien avec une hache à la place de la tête trottait à côté d'un homme à quatre jambes en costume de marin. Une femme à la peau rayée d'épaisses bandes orange et vertes et aux yeux aussi rouges que des charbons ardents portait une pile de documents visiblement très importants. À ses côtés, un homme énorme aux muscles saillants, au front proéminent et présentant un unique œil bleu perçant, avançait à grandes enjambées. Zoey sentit les fourmis courir sur sa peau comme une attaque nucléaire de chair de poule. Et pourtant cette fois, la sensation n'était pas froide — elle était anormalement tiède. Inconsciemment, elle tendit la main pour attraper son sac à dos mais elle le lâcha en croisant le regard réprobateur de l'agent Barnes.
L'attention de Zoey fut vite détournée lorsqu'un magnifique cheval passa près d'eux au galop. Son corps flamboyait comme un brasier de flammes rouges et orange. Elle sentit la chaleur qui émanait de son corps lui réchauffer le visage. Elle n'avait jamais rien vu d'aussi beau, mais elle résista à la tentation de tendre la main pour le toucher, de peur de se brûler les doigts. Elle ne savait pas trop si le feu était réel.
« Reviens ici tout de suite, bestiole indisciplinée !  »
Un chauve tout maigre, vêtu d'une blouse et d'une chemise à carreaux, s'époumonait en courant du mieux qu'il pouvait derrière le cheval, faisant craquer ses genoux. « Tu n'as pas le droit d'être à cet étage. Reviens ici ! Je vais te passer au jet d'eau, canasson ! »
Le cheval hennit bruyamment, laissant une traînée d'un rouge incandescent derrière lui en disparaissant par les portes principales.
Les bêtes les plus étranges que Zoey ait jamais vues passèrent devant elle sans même jeter un regard dans sa direction. Son cœur battait la chamade, et elle s'efforça de garder son calme — si l'agent Barnes pouvait être si détendu, alors elle aussi. Mais elle tournait la tête dans tous les sens tandis qu'ils progressaient dans le hall. Elle voulait tout absorber en même temps. Une grande femme dégingandée agitait ses mains en parlant à un autre groupe d'agents. « Des mystiques de rang six ont pris en otage le système de métro parisien. Il nous a fallu cinq heures pour les neutraliser. Je ne suis pas suffisamment payée pour ce genre de travail... »
L'agent Barnes sourit devant l'air étonné de Zoey. « Je t'avais dit que c'était génial. »
Zoey n'était pas encore très sûre que le qualificatif génial s'appliquait — chacun des monstres qu'elle avait dû affronter dans sa vie lui avait toujours voulu du mal.
Mais ici c'était différent — les monstres semblaient presque gentils. C'était comme un monde nouveau qui s'ouvrait à elle. Les monstres et les humains marchaient et parlaient ensemble comme si c'était la chose la plus commune du monde, comme s'ils formaient une grande famille heureuse.
Elle suivit l'agent Barnes jusqu'à une femme qui gribouillait sur un grand registre, assise derrière un long comptoir poli.
« Je vois qu'ils vous tuent à la tâche, Mme Andrews, dit-il dans un sourire. Vous avez droit à des pauses quand même ? J'espère que vous êtes payée double pour tous vos efforts. »
Mme Andrews semblait avoir une cinquantaine d'années bien sonnées. Elle portait d'épaisses lunettes et affichait une mine impassible, comme si elle n'avait jamais souri de toute sa vie. Ses cheveux étaient rassemblés en une longue tresse blonde, qui tombait sur son tailleur bleu clair. Ses lèvres fines étaient pincées et formaient une ligne droite.
« Il est tard. J'allais sortir », dit-elle sans lever les yeux. Sa voix était empreinte de mépris.
« Vous avez de la chance de m'avoir trouvée, agent Barnes. Puis-je vous rappeler que les horaires d'ouverture de ce bureau sont de neuf heures à sept heures ? Il est huit heures et quart, et la garde de nuit ne débute pas avant neuf heures. »
« Alors pourquoi êtes-vous toujours là, dans ce cas ? demanda l'agent Barnes sur le ton de la plaisanterie. Vous m'attendiez ? »
« Ne vous lancez pas des fleurs, agent Barnes. Je rangeais pour demain matin. Bon, qu'est-ce que vous voulez ? Je n'ai pas toute la nuit. »
« Je suis ici pour voir la direction, très chère dame. Ils nous attendent », dit-il d'un air important, en bombant le torse.
À la mention de nous, Mme Andrews leva la tête et regarda Zoey. Ses yeux gris étaient amplifiés par ses lunettes et ressemblaient à des boules de cristal géantes.
« Et qui cela peut-il bien être ? Je ne l'ai jamais vue auparavant ! Son apparence n'est certainement pas de celles que l'on remarque, et ces affreux vêtements — Seigneur Dieu, ses cheveux sont aussi orange que des carottes ! »
Zoey se renfrogna.
Mme Andrews ne sembla pas s'en apercevoir. « Et bien, elle est top jeune pour être apprentie. On ne peut pas présenter n'importe quel Inactif errant, agent Barnes, nous avons des règles strictes à ce sujet, vous savez — même si elle a l'air affamée et qu'elle a cruellement besoin de prendre un bain. L'agence ne sera pas d'accord. »
L'agent Barnes se pencha par-dessus le comptoir et murmura : « Ce n'est pas une Inactive — c'est une Égarée. »
Les yeux de Mme Andrews triplèrent de volume.
« Une Égarée ! Non, sans blague ? Et bien, je dois dire — c'est une surprise. Cela fait plus de trente ans que je n'ai pas vu d'Égaré. Tiens, tiens, tiens. On ne va parler que de ça dans la ruche ! Attendez que Mme Crawley apprenne ça — j'ai tellement hâte de voir la tête qu'elle va faire. Ah ! Le divorce des Wilson, ce n'est rien comparé à cette nouvelle, et c'est moi qui l'ai vue la première. »
Mme Andrews tapait dans ses mains, toute excitée, une expression extatique sur le visage comme si elle venait de gagner au loto.
Zoey surprit plusieurs regards curieux de la part des personnes qui passaient à côté d'eux. Son visage était rouge pivoine, et elle espérait que Mme Andrews allait allait vite cesser son cinéma et se tenir tranquille.
Zoey ne tint pas compte des regards insistants que lui lançait la femme et elle chercha Tristan des yeux. Il n'était peut-être pas rentré de Boston.
« Dites-leur que nous sommes ici et que nous montons. Allez, rouquine, on y va. » L'agent Barnes entraîna Zoey loin du comptoir de l'accueil.
Elle était soulagée de s'éloigner de ces gros yeux inquiétants. À mi-chemin, dans le hall, Zoey se retourna et croisa le regard de Mme Andrews qui l'observait toujours — elle arborait un sourire bizarre, comme si elle complotait quelque mauvaise action.
« Alors, où allons-nous maintenant ? » demanda-t-elle en détournant le regard de la sinistre secrétaire.
Deux larges escaliers menaient aux niveaux supérieurs. L'agent Barnes emprunta celui de droite. Les mots Étages 1 - 4, BL étaient inscrits sur le mur au bas des marches.
« Nous montons au troisième étage, répondit-il. C'est là que la direction nous attend — enfin, t'attend principalement toi. »
Zoey commençait à se sentir mal à l'aise. Qu'allaient-ils faire d'elle exactement ? Est-ce que tout ceci ne serait pas en fin de compte une énorme erreur ? Allaient-ils la passer au grill ? L'enfermer au sous-sol comme une criminelle ? Ou pire — pratiquer des expériences particulières sur elle ?
Prendre ses jambes à son cou était une option envisageable — elle était très douée pour fuir. Si elle partait en courant vers les bois, elle les atteindrait sûrement. Mais comment esquiverait-elle l'affreuse et déconcertante Mme Andrews ? Les jambes de Zoey étaient comme deux blocs de béton.
Elle suivit l'agent Barnes en haut des marches, gravit trois paliers successifs, franchit une porte au niveau trois et pénétra dans un couloir aux murs gris pâle et au sol sombre ciré. De part et d'autre du couloir se trouvaient des portes en enfilade, et des luminaires chromés en forme de tubes éclairaient le mur à intervalle régulier. Leurs pas résonnèrent dans le couloir silencieux, tel l'écho des battements de cœur de Zoey.
L'agent Barnes s'arrêta devant la deuxième porte. Zoey y lut l'inscription Lois et règlements mystiques, Salle 3B. Des voix étouffées leur parvenaient de l'intérieur. On aurait dit qu'ils se disputaient.
L'estomac de Zoey se noua.
« Que fait cette agence au juste ? » demanda-t-elle d'une voix sèche et brusque. Elle n'avait pas envie d'entrer là-dedans — il lui fallait d'abord un peu plus de renseignements — par exemple quels genres d'outils allait-on utiliser pour la torturer ?
L'agent Barnes se tourna vers elle et la regarda.
« L'agence est une force secrète qui protège la plupart des grandes villes autour du monde, répondit-il. Considère-nous comme des gardiens de la paix surnaturels. Notre mission est de protéger le monde des humains des mystiques malveillants qui ne respectent pas le traité. Nous sommes chargés de maintenir l'équilibre entre l'espèce humaine et les mystiques. Nous patrouillons aux frontières des deux mondes. »
« Les mystiques, se répéta Zoey mentalement. « Et l'organisation de cette direction ? Je comprends bien que ce sont vos supérieurs, mais est-ce que ce sont les supérieurs de tout le monde ? »
La direction, c'est en quelque sorte notre gouvernement. Chaque ruche est dirigée par un groupe de sept directeurs. Et chaque directeur est en charge d'une division différente dans la ruche. Ce soir tu vas en rencontrer quelques-uns. Les jeunes Septièmes ne rencontrent généralement pas autant de directeurs en une seule soirée — tu as beaucoup de chance. »
Zoey avait l'impression d'être sur le point de vomir.
« N'aie pas l'air si paniquée. Ils ne vont pas te mordre, dit l'agent Barnes avec douceur. Enfin, à la rigueur le directeur Martin... mais les autres semblent être des gens bien sous tous rapports. »
Zoey gardait les yeux rivés au sol. « Vous n'êtes vraiment pas convaincant. »
Elle déglutit. « Que va-t-il m'arriver ? »
« Rien qui mérite que tu te tourmentes comme ça. » L'agent Barnes posa sa main sur l'épaule de Zoey. Sa voix était compatissante.
« Écoute, petite, nous sommes les gentils, et nous allons agir dans ton meilleur intérêt. Tu as de la chance que nous t'ayons trouvée. Tu es l'une des nôtres, et nous prenons soin de nos semblables. Tu auras un vrai foyer ici, avec des jeunes de ton âge et des gens qui tiennent à toi. Ta place est ici avec nous, pas avec les Inactifs. »
Zoey fit la grimace. « Je suis perdue — c'est quoi les Inactifs ? »
« Les Inactifs sont les gens qui sont sourds et aveugles face au surnaturel qui les entoure. Leur septième sens n'est pas effectif, il est en mode inactif pour ainsi dire. Comme nous, certains sont nés avec ce don, et d'autres non. Parfois les enfants ont le septième sens, mais il disparaît lorsqu'ils grandissent. Ils deviennent alors des Inactifs, comme la majorité de la population humaine. »
« Et combien sommes-nous dans le monde ? » demanda Zoey.
« Environ 0,5 pour cent de la population humaine », répondit l'agent Barnes.
« Les Inactifs et les Septièmes ne se mélangent pas très bien. En fait, la plupart d'entre eux souhaiteraient sûrement nous enfermer. Puisqu'ils ne peuvent pas voir ce que nous voyons, ils croient que nous sommes fous. C'est mieux de garder cela pour nous et de gérer nos affaires dans notre coin. Pourtant figure-toi que certains Inactifs ont épousé des Septièmes, mais c'est extrêmement rare. Il n'est pas recommandé de devoir mentir à son conjoint à propos de son métier, ou de qui l'on est. Nous nous conformons au programme. »
« Alors tous les gens comme nous vivent ici, à la ruche ? »
« Non, certains d'entre nous travaillent ici, dit l'agent Barnes. Les visiteurs ou les gens de passage séjournent parfois ici. Mais tu sais, Zoey, il existe aussi des communautés de par le monde dans lesquelles on ne trouve que des Septièmes. L'humanité a assez de problèmes à régler, sans avoir à se préoccuper d'une sous-culture qu'elle pourrait considérer comme une menace. Il est de notre devoir de protéger le monde extérieur des vérités qu'il n'est pas encore prêt à entendre. »
« Très bien », dit Zoey.
L'agent lança à Zoey un regard interrogateur. « D'autres questions avant d'y aller ? »
Bien évidemment, elle fourmillait de questions, mais elles allaient devoir attendre. Elle secoua la tête et garda la bouche fermée pour le moment.
L'agent Barnes hocha la tête et se tourna vers la porte. Il toqua deux fois et ils entrèrent.
La salle était vaste et carrée, avec des fenêtres en enfilade de l'autre côté. Une vingtaine de sièges entouraient la grande table en bois de chêne qui occupait le centre de la pièce. Quatre personnes à l'air important étaient assises de l'autre côté de la table, trois hommes et une femme.
« Ah, enfin, agent Barnes, dit l'un des hommes en leur faisant signe d'entrer. Venez, je vous en prie, et présentez-nous notre nouvelle invitée. »
Il avait un visage rond et jovial, une barbe blanche bien soignée et des yeux rieurs sous une chevelure blanche qui semblait se raréfier. Il ressemblait à un savant à la retraite, dont la forte corpulence était mise en avant par un costume à carreaux deux tailles trop petit. Son petit nœud papillon rouge venait parachever sa tenue.
L'agent Barnes se dirigea vers le bureau. Il croisa les mains dans son dos et se campa sur ses jambes, droit et fier. « Merci, directeur Hicks. »
Il gratifia les autres d'un signe de la tête : « Directeur Johnson, directeur Martin et directrice Campbell. J'aimerais vous présenter Zoey St John. » Il se tourna vers Zoey et lui fit signe de s'avancer.
Obéissante, elle le rejoignit. Dans ce silence, elle craignait qu'ils entendent le battement assourdissant de son cœur. Elle essayait de respirer normalement, sans trop savoir comment se comporter ou que dire. Tous la regardaient comme si elle débarquait de la planète Mars.

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