Chapitre 12

10 5 0
                                    

Bond de minuit

Elizabeth...
Zoey n'avait pas fermé l'œil de la nuit — ce nom la hantait. Cette femme mystérieuse était-elle sa mère ? Elle avait attendu toute sa vie d'obtenir un indice sur sa véritable identité. Ce que l'homme lui avait dit avant de mourir devait être vrai — elle-même n'avait jamais vu personne avec la même couleur de cheveux qu'elle. Même colorés, ce n'était jamais le même rouge flamboyant — pour reprendre les mots exacts de l'homme. Il fallait les avoir de naissance.
Après avoir harcelé les agents cinq jours durant, Zoey avait fini par découvrir le nom de l'homme. Il s'appelait Oliver Scott. C'était un agent retraité de New York, qui était en visite chez un vieil ami à la ruche de Toronto. L'ami, un certain M. Dean Daigle, était toujours en vie et travaillait aux marchés inter-dimensionnels, communications et transport, salle 2A.
Avec l'aide de M. Daigle, Zoey avait appris qu'Oliver Scott était veuf, sans enfants ni parents proches, même chez les Septièmes. Apparemment, il n'avait aucun ami encore en vie à l'exception de M. Daigle. Elle n'avait personne d'autre à interroger sur la mystérieuse Elizabeth. Mais ses espoirs furent vite anéantis lorsqu'elle lui posa ses questions.
« Je suis désolée, ma chère ; je ne connais aucune femme de ce nom ou ayant des cheveux roux. Je ne l'ai jamais entendu parler d'elle. Je suis sincèrement désolé », lui avait-il répondu.
L'humeur de Zoey s'assombrit. Elle avait été si près de découvrir quelque chose sur son passé, et voilà qu'il lui échappait comme un vieux souvenir. Elle arpentait la ruche tel un zombie — son corps avançait, mais son esprit était ailleurs, sourd et indifférent. Elle ne parvenait pas à se concentrer sur ses études sans imaginer à quoi sa mère pouvait bien ressembler. Était-elle jolie ? Grande ? Petite et maigrichonne comme elle ?
Tristan et Simon s'inquiétaient de la voir si neurasthénique. Ils ne pouvaient pas comprendre comment elle se sentait — ils avaient de vraies familles — elle n'avait jamais connu la sienne. Elle prétextait des migraines pour ne pas qu'ils se fassent du souci.
Le visage du mourant la hantait aussi. Personne n'était encore jamais mort dans ses bras — cette expérience avait été surréaliste et l'avait laissée froide et engourdie. Elle se souvenait que son corps était resté chaud après sa mort. Il paraissait paisible, comme s'il dormait.
Zoey était restée fébrile pendant cinq jours d'affilée avant de décider qu'il n'y avait qu'une seule chose à faire. Elle devait se rendre à Troll City, en Louisiane.
Tristan et Simon avaient bien essayé d'attirer son attention après les cours, mais elle ne leur avait rien dit et s'était dirigée vers le bureau de l'agent Vargas. Elle lui fit son plus beau sourire.
« Euh, agent Vargas, dit-elle. Je peux vous poser une question ? »
Il pianotait sur son ordinateur et ne leva pas les yeux. « Oui, Zoey, qu'y a-t-il ? »
« J'aimerais la permission de me rendre à Troll City, monsieur. »
Les doigts de l'agent Vargas glissèrent sur son clavier. « Quoi ? Troll City ? Où as-tu entendu un tel nom ? »
«  De la bouche de l'agent Oliver Scott, fit Zoey. Ce ne sera pas long, il me faut juste quelques heures. Vous comprenez, c'est là qu'il a dit que se trouvait ma m— la femme qui me ressemblait. J'aimerais partir à sa recherche. Je dois savoir d'où je viens — qui je suis. »
L'agent Vargas poussa un profond soupir et eut un sourire triste. « Je comprends ton désir de chercher cette femme, vraiment, mais tu ne peux pas aller à Troll City. C'est impossible. »
Le sourire de Zoey s'évanouit aussitôt.
« Que voulez-vous dire ? Pourquoi ? Pourquoi ne puis-je pas y aller ? » Elle parlait plus fort, sans chercher à cacher sa colère. Elle ne s'était pas attendue à ce qu'il le lui refuse.
« Parce que c'est trop risqué, répondit l'agent Vargas. C'est une ville mystique, et très dangereuse qui plus est. Les humains n'y sont pas les bienvenus. Les mystiques ont choisi de s'installer dans cette région pour rester à l'écart des humains. Nous devons respecter les règles de notre traité, et c'est l'une d'entre elles. Troll City nous est interdit. C'est tout. »
Zoey ne pouvait pas croire ce qu'elle entendait. « Mais c'est là qu'elle se trouve — je dois découvrir si c'est vraiment ma mère. Vous ne pouvez pas m'en empêcher — »
« C'est impossible. Je suis désolé, Zoey, mais tu ne peux pas y aller. Personne ne le peut. »
« Et si j'y allais avec un agent ? Je suis sûre que l'agent Barnes viendrait avec moi. Lui, il accepterait de m'aider à retrouver ma mère — je sais qu'il le ferait. »
L'agent Vargas secoua solennellement la tête. « Tu n'écoutes pas ce que j'essaie de te dire. Personne, pas même un agent, n'est autorisé à poser le pied à Troll City. En fait, je crois qu'aucun agent ni même humain n'est jamais entré dans cette ville. M. Scott était à l'agonie — il était désorienté. Il n'avait pas conscience de ce qu'il disait. Je suis désolé qu'il t'ait fait croire à l'histoire d'une femme — »
« Ce n'était pas des histoires », lâcha Zoey. Elle fronça les sourcils. « Il disait la vérité. » « Bon, je vois qu'il ne sert à rien de tenter de te raisonner », fit l'agent Vargas.
« Crois ce que tu veux, mais oublie Troll City. Maintenant, va-t'en et ne me parle plus jamais de cette ville. » Il la congédia.
Ses yeux débordaient de larmes. Elle resta un instant debout devant lui avant de sortir en trombe de la pièce. Elle passa en courant près de Tristan et Simon sans même les regarder. Elle ne pouvait pas laisser le seul indice dont elle disposait sur l'identité de sa mère lui glisser entre les mains. Elle trouverait un moyen.
Elle rassembla ses esprits et ralentit pour que Tristan et Simon puissent la rattraper.
« Bon, j'imagine qu'il a dit non », fit Simon.
« Je savais que c'était une erreur de le lui demander. Je veux dire, quand nous étions enfants nos parents nous racontaient des histoires effrayantes avant de nous coucher à propos de Troll City. C'est l'endroit le plus flippant de la terre — pourquoi veux-tu y aller ? Les mystiques mangent les enfants dans cette ville. Ils n'ont que faire du traité — ils établissent leurs propres règles. Il faudrait être fou pour poser le pied dans cette ville. Je n'irais pas, même si on me payait un million de dollars. »
« Personne ne te le demande. » Zoey se dirigea vers l'entrée principale et poussa les portes pour sortir. L'air frais contre son visage brûlant était très agréable.
Tristan lui courut après. « Je sais que tu es fâchée, Zoey, mais sois raisonnable. Zoey ! »
Il lui prit la main et la retourna pour qu'elle lui fasse face. « Attends une seconde, d'accord ? Tu dois arrêter. Tu es obsédée par quelque chose qui pourrait très bien ne pas être vrai. Arrête-toi une seconde et réfléchis-y, tu veux bien ? »
Zoey se tortilla pour se dégager. « C'est vrai. Je sais que c'est la vérité. Ça m'est égal que tu me croies. Tu ne comprends pas. Tu ne peux pas comprendre. Tous les deux vous avez des familles — vous avez des parents qui vous aiment et vous soutiennent. Tu ne peux pas comprendre ce que c'est de grandir seul. Tout ce que j'ai toujours voulu, c'est une famille, une vraie. Il faut que je le fasse, pour moi. »
Les traits de Tristan se crispèrent. « Que tu fasses... quoi, au juste ? Qu'est-ce que tu dis ? » Il la dévisagea un moment, puis son visage se modifia au fur et à mesure qu'il comprenait ce qu'elle voulait dire.
« Non. S'il te plaît, dis-moi que tu ne penses pas y aller ! Zoey, c'est de la folie. Je ne te laisserai pas faire. »
« Y aller ? Aller où exactement ? » fit Simon, soudain plus pâle qu'à l'accoutumée.
Zoey se détourna d'eux. « Je ne vous demande pas de venir avec moi. Je ne voudrais pas vous causer des problèmes. Mais moi j'y vais. J'y vais ce soir. »
Simon tira les cheveux hérissés sur son crâne. « Oh, bon sang. Oh, bon sang. Oh, bon sang. C'est du délire ! C'est de la folie ! Ça me file de l'urticaire ! »
Tristan prit la main de Zoey, mais elle la retira. Il la regarda avec angoisse.
« Zoey, tu n'es pas sérieuse. S'il te plaît, réfléchis-y un peu. Pense à ce que tu dis — »
« Ça fait cinq jours que j'y pense, fit Zoey. Je dois le faire. Je vais à Troll City, et personne ne pourra m'en empêcher. »
Tristan l'observa un moment en silence. « Alors je viens avec toi. »
« Quoi ? hurla Simon. Vous vous entendez ? Vous avez perdu l'esprit tous les deux. Vous êtes fous, dingues, à côté de vos pompes, à la ramasse, lobotomisés. Vous êtes tous les deux complètement tarés. »
« Tu viens avec nous ? » demanda Tristan nonchalamment.
Simon lui répondit aussitôt : « Bien sûr que oui. »
Une lueur d'aventures brillait dans ses yeux, et il sourit. « C'est le genre de trucs qui font de nous des hommes. Peut-être que je reviendrai avec des vrais poils de barbe ? Les femmes adorent ça. »
Zoey sourit à ses amis. « Si les choses tournent mal, ne me le reprochez pas. »
« Promis », répondirent Tristan et Simon en chœur.
« Vous pouvez toujours refuser, commença-t-elle. Je ne le prendrais pas mal. Je comprendrais totalement. »
« On vient avec toi. »
Tristan resta un instant silencieux et il regarda Zoey. « Tu vas avoir besoin de quelqu'un pour couvrir tes arrières, finit-il par dire. Et Simon couvrira les miens. »
« Alors qui va surveiller mes arrières, à moi ? » dit Simon, en regardant derrière lui.
« Nous deux », répondit Zoey.
Elle baissa la voix et regarda autour d'elle. « Vous pensez pouvoir me rejoindre à minuit, ce soir, dans l'entrée principale ? »
« Oui », répondit Tristan.
« D'accord, fit Simon. Mon père va me tuer s'il me surprend en train d'utiliser mon miroir-port en plein milieu de la nuit. »
Tristan haussa les sourcils. « Alors ne le laisse pas te surprendre. »
Avec Tristan et Simon pour la soutenir, que pouvait-il se passer ? Zoey avait la certitude qu'elle retrouverait Elizabeth.
« Alors c'est décidé, dit-elle en souriant. On se retrouve à minuit. »

La sécurité avait été renforcée depuis l'attaque des Krakénites. Zoey avait dû se glisser dans la ruche avant la fermeture et était restée cachée dans la salle 1D. Si un agent passait, elle prendrait l'excuse d'avoir des devoirs à rattraper. Pour rendre son histoire plus crédible, elle s'était connectée et travaillait réellement, jusqu'à ce que les chiffres en bas à droite de son écran indiquent 00:00.
Son boomerang doré bien attaché à son bracelet autour de son poignet droit, elle se déconnecta et referma silencieusement la porte derrière elle. En retenant son souffle, elle marcha sur la pointe des pieds sur le sol en marbre du couloir sombre. Elle se déplaçait avec le plus de légèreté possible pour ne pas faire de bruit avec ses baskets.
La lune brillait à travers les hautes fenêtres et teintait les murs et le sol d'une lueur bleue argentée. Les ténèbres et le silence angoissant étaient vraiment sinistres.
Des pas résonnèrent dans le couloir. Elle s'écrasa contre le mur et attendit, son cœur cognant dans ses oreilles. Les bruits de pas se rapprochèrent. Elle retint sa respiration et jeta un coup d'œil.
Un jeune agent patrouillait dans le couloir. Il affichait la mine déterminée de la jeune recrue qui prend son travail très au sérieux. Simon et Tristan allaient sortir des miroirs de l'entrée d'un moment à l'autre — l'agent les verrait forcément. Ce serait de sa faute s'ils se faisaient pincer. Il se pouvait même qu'ils soient suspendus. Elle devait faire diversion auprès de l'agent.
Elle remonta le couloir au pas de course et se glissa dans la salle 1D. Elle se précipita vers la table des armes et attrapa une boule métallique pour lance-pierres. Puis elle retourna jusqu'à la porte à toute vitesse et glissa un œil pour s'assurer que le jeune agent patrouillait toujours dans le hall près des miroirs. Elle lança la petite boule dans le couloir opposé, qui vint frapper la porte 1B en résonnant. Puis elle rebondit sur les murs alentour en faisant encore plus de raffut sur son passage.
Zoey se cacha derrière la porte et regarda l'agent se précipiter en salle 1B. Comme il était occupé, elle se glissa dans le couloir dans le sens opposé — juste à temps pour voir Tristan et Simon sortir d'un miroir.
« Nous n'avons pas beaucoup de temps, dit-elle en retenant son souffle. Un agent patrouille dans les couloirs. J'ai fait diversion, mais il va revenir d'une seconde à l'autre. »
« Oh, bon sang, on va se faire pincer ! » gémit Simon.
« Chuut ! » Tristan colla une main sur la bouche de Simon.
« Silence », chuchota-t-il avant de le lâcher.
Zoey balaya le bout du couloir. « La voie est libre, murmura-t-elle. Il ne nous a pas entendus — elle regardait Simon d'un air sévère — mais nous devons faire vite. Il faut trouver le miroir qui nous enverra à Troll City. »
Tristan et Simon sur la gauche, Zoey sur la droite, tous trois se mirent à examiner les murs de miroirs, à la recherche de celui dont ils avaient besoin. Au bout de quelques secondes, elle trouva une inscription qui annonçait les États-Unis d'Amérique. Elle savait que la Louisiane était un État du sud. C'était le bon miroir.
« Trouvé », dit-elle. Tristan et Simon la rejoignirent. Elle jeta un coup d'œil à ses amis, en essayant de cacher l'excitation qu'elle ressentait.
« Prêts ? C'est bon, les gars ? C'est maintenant ou jamais. »
« Vous êtes sûrs que ça va marcher ? demanda Simon nerveusement. Je veux dire — peut-être qu'ils n'ont pas d'ancre de miroir-portation à Troll City. Vous y avez pensé ? »
« Nous n'allons pas nous miroir-porter dans la gueule d'un mystique géant. Le miroir devrait pouvoir nous le dire tout de suite. »
Zoey s'avança vers le panneau latéral et écrivit :
Troll City, Louisiane, USA.
Elle attendit — elle avait l'estomac noué — elle n'osait pas regarder Tristan ni Simon. Et si Simon avait raison ? Si Troll City n'avait pas d'ancre ? Comment réussirait-elle à y accéder ? Elle n'avait pas d'argent pour prendre le bus ou l'avion. Avant qu'elle ait le temps de céder à la panique, il y eut un bourdonnement soudain, puis la lumière verte apparut au-dessus du miroir dans un clic. Le miroir grésilla doucement. L'intérieur brillait d'une lumière argentée et ondulait comme de petites vagues à la surface d'une mare.
« Ça a marché ? » demanda Tristan en inspectant le miroir.
Il ne s'était pas attendu à ce que sa voix résonne aussi fort dans le couloir. « J'avais des doutes. Je ne pensais pas que l'agence avait un miroir-port vers cette ville. »
« Pourtant, si, souffla Zoey. Vous êtes prêts, les garçons ? »
« Eh ! Vous là-bas ! Arrêtez ! »
Le jeune agent courait vers eux à toute vitesse. Son visage était rouge, et il paraissait vraiment furieux.
« Les amis, fit Simon, la voix un brin tendue, si on ne bouge pas maintenant, ce charmant jeune homme va nous attraper. »
« C'est maintenant ou jamais, dit Zoey, toute excitée. Vous pouvez toujours renoncer — il n'est pas trop tard. »
« Jamais, dit Tristan. On vient avec toi. »
« Alors, en route ! » Sans une seconde à perdre, Zoey grimpa dans le miroir et disparut du grand hall.

MYSTIQUES : Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant