Chapitre 13 - partie 1

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Troll City, Louisiane

Une seconde plus tard, Zoey ouvrait les yeux au cœur d'une zone marécageuse où se trouvaient des arbres couverts de mousse et d'étroits cours d'eau. Les arbres étaient grands et tordus, avec des racines semblables à des genoux qui sortaient du tronc au-dessus du niveau de l'eau pourtant élevé. L'air humide donnait l'impression d'une douche chaude. Les oiseaux gazouillaient joyeusement et des rayons de soleil passaient par les espaces dégagés entre les branches couvertes de mousse. Les cours d'eau sinuaient autour de petits îlots de boue et de végétation verte épaisse.
Les eaux remuèrent. Zoey se figea, retenant son souffle. Était-ce un alligator ?
Puis quelque chose la percuta violemment dans le dos, et elle tomba la tête la première dans la boue spongieuse. Elle leva la tête et cracha une terre au goût de grenouille.
« C'est vraiment dégueu. »
« Désolé, s'esclaffa Simon en roulant par-dessus Zoey. Mais merci d'avoir amorti ma chute. »
« De rien », grommela Zoey. Elle essuya encore un peu de terre crasseuse de sa bouche.
« Tiens, donne-moi la main. » Tristan aida Zoey à se relever.
Zoey se nettoya le visage avec sa manche. Elle ne voulait pas penser à ce qui venait d'entrer en contact avec sa langue. Son jean et son t-shirt présentaient des taches marron et vertes comme si elle s'était roulée dans la boue pour s'amuser. Ce n'était pas du tout ce à quoi elle aurait voulu ressembler pour sa première rencontre avec sa mère. Mais il était à présent trop tard pour retourner se changer — son allure toute dégoûtante allait devoir faire l'affaire. Elle faillit demander à Simon de lui prêter son t-shirt propre, mais elle changea d'avis.
Derrière elle, un vieux miroir de coiffeuse était cloué au tronc d'un grand arbre. Les rebords étaient craquelés et il était zébré de taches jaunes et rouillées comme ces miroirs que l'on trouve dans les brocantes. Zoey le montra du doigt. « Voici l'ancre. Donc des agents sont déjà venus ici. »
« Apparemment, acquiesça Tristan. Ou juste d'autres Septièmes. »
Zoey examina le miroir plus attentivement. « Vous pensez qu'il est toujours utilisé en secret ? D'après ce qu'a dit l'agent Vargas — je ne pensais pas qu'ils s'approchaient de cet endroit. »
« Peut-être pour surveiller les mystiques, dit Simon. Nous devons toujours les garder sous contrôle — pour s'assurer qu'ils respectent bien les règles, comme nous. »
« Nous, nous sommes en train de les enfreindre. » Zoey sourit.
« Regardez, je crois qu'il y a un passage par ici. » Tristan désignait une ouverture entre les arbres. Elle menait à un chemin de feuilles et de mousse verte, qui s'éloignait de l'ancre. « Suivons-le. »
Zoey s'y engagea la première. Le sentier longeait un cours d'eau d'un vert sombre. Elle se sentait mal à l'aise, comme si quelque chose se tapissait sous la surface. Ils avancèrent en silence, la végétation étouffant le bruit de leurs pas, et Zoey avait l'impression de progresser dans une sorte de pays imaginaire. L'air était calme et épais. De la sueur dégoulinait dans son dos, et elle commençait à se dire qu'elle s'était peut-être trop habillée.
« Alors, qu'est-ce que tu vas lui dire, si tu retrouves Elizabeth ? » demanda Tristan en brisant le silence.
Zoey enjamba précautionneusement un vieux tronc d'arbre mort.
« Je ne sais pas. Je n'y ai pas encore réfléchi. » Son ventre se noua en y pensant.
Que lui dirait-elle ? Et si sa mère n'avait même pas envie de la voir ? Secrètement, c'était sa plus grande peur — que ses parents l'aient abandonnée il y avait quatorze ans parce qu'ils ne voulaient pas d'elle. Elle s'efforça de chasser cette pensée de sa tête et continua d'avancer.
Alors qu'ils marchaient en silence, Tristan lui jetait constamment des regards, comme s'il voulait lancer un nouveau sujet de conversation. Mais à chaque fois qu'il ouvrait la bouche, il la refermait et détournait le regard d'un air dépité. Elle savait qu'elle ne devait pas trop s'attarder sur le comportement de Tristan. À dire vrai, elle ne savait pas trop ce qu'elle ressentait pour lui.
Après une demi-heure de marche, ils ne voyaient toujours pas le bout du chemin. Il avait l'air de ne jamais se terminer. Et les insectes faisaient un festin de leur sang.
Tap !
« Je parie que ce sont des moustiques vampires. Ils sont giganténormes », fit Simon en écrasant un autre insecte qui laissa une tache de sang entre ses sourcils.
« Ce ne sont pas les moustiques normaux qu'on a chez nous. Je crois qu'ils sont génétiquement trafiqués — comme les abeilles tueuses d'Afrique que j'ai vues dans un reportage sur la chaîne Voyage. Je vais me sentir mal. Je vais attraper la malaria. »
« Tu ne vas pas attraper la malaria », dit Tristan d'un air blasé en roulant des gros yeux vers Zoey, qui éclata de rire.
« Comment peux-tu le savoir ? » Simon désigna un gros moustique sur son bras.
« Regarde ! Regarde la taille de celui-là — ce n'est pas un moustique normal ! C'est le yéti des moustiques — ce sont des mangeurs d'hommes et des suceurs de sang ! »
« Continue d'avancer et ferme la bouche, dit Zoey en clignant de l'œil. Tu ne veux pas en avaler — »
Une éclaboussure jaillit du ruisseau.
Zoey s'arrêta et regarda en direction de l'eau. L'onde circulaire s'estompa, et l'eau redevint à nouveau calme. Il n'y avait rien ici. Mais son septième sens ne mentait pas, et sa peau était couverte de frissons.
« Qu'est-ce qu'il y a ? » Tristan s'avança à côté d'elle, les yeux rivés sur l'eau. « Je ne vois rien. Et mes sens ne m'indiquent rien non plus. »
Zoey secoua la tête. « Je ne sais pas. J'ai cru avoir entendu un clapotis ou un bruit dans l'eau — et j'ai senti quelque chose — j'en suis sûre. »
« Et bien, je ne vois, ne sens, ni n'entends rien, dit Simon en regardant par-dessus l'épaule de Zoey. Tu es sûre de ne pas avoir des moustiques dans les oreilles ? Attends — je crois que j'en vois un ici. »
Zoey frappa la main de Simon. « Eh ! Ne mets pas ton doigt dans mon oreille ! Tu es complètement fou. »
« C'est ce que je me tue à expliquer aux gens », lança Simon fièrement.
Tristan s'éloigna de l'eau. « Et bien, quoi que ce soit, c'est parti maintenant. Continuons. »
Splash. Gloup !
Zoey et les autres s'immobilisèrent.
« J'ai entendu, chuchota Simon. C'était quoi ? »
Soudain, le ruisseau explosa autour d'eux.
Une créature gigantesque jaillit de l'eau boueuse et se hissa sur la berge.
On aurait dit un mélange entre une grenouille et un poisson, elle était couverte d'écailles et avait la peau verte et gluante. Elle avait d'énormes yeux globuleux et une tête protubérante dotée d'une large bouche grande ouverte. De la végétation et de la mousse poussaient le long de son dos, comme une armure protectrice, et des grenouilles et autres créatures visqueuses glissèrent sur son dos comme si elle venait de se secouer. Elle était de la taille d'un hippopotame, et ses yeux jaunes humides les dévisageaient avec haine.
Simon se pencha et attrapa un bâton.
« Eh, chienchien, gentil garçon. Tu veux le bâton ? Mais oui ! Tiens, va chercher. » Il lança le bâton dans le marais.
Les yeux de la créature ne bougèrent pas.
« Ce n'est pas un chien, idiot », fit Tristan d'une voix grave.
« Je le sais, coupa Simon, mais personne ne faisait rien ! »
« Qu'est-ce que c'est ? » demanda Zoey. Le regard de la créature commençait à la mettre mal à l'aise.
« C'est un Grohémoth, un mystique des marécages, dit Tristan. Ils vivent en troupeau, ce qui veut dire qu'il n'est pas tout seul ici. »
« Génial ! Est-il amical ou hostile ? »
«  Hostile. »
« Je m'en serais doutée », dit Zoey. Elle fit la grimace. « Berk, vous sentez ça ? »
« Désolé, j'ai mangé du chili au dîner », fit Simon, le sourire en coin.
Zoey fit semblant de ne pas avoir entendu ce qu'il venait de dire. « Non — je veux dire la créature. Elle a la même odeur que les toilettes publiques. »
Dans une autre gerbe d'eau, deux Grohémoths identiques s'extirpèrent du marais. Les créatures du marécage les encerclèrent rapidement de toutes parts. Avant qu'ils aient compris ce qui leur arrivait, ils étaient pris au piège. Ils allaient devoir se battre pour se libérer.
« Oh, chouette ! Maintenant, on en a un chacun. » Tristan sortit son lance-pierres S9 et l'arma d'une minuscule flèche en bois qui semblait de fabrication artisanale.
« Restons groupés, dos à dos. »
Les yeux de Zoey s'inondèrent de larmes, le gaz à l'odeur d'oignon qui émanait des bêtes lui brûlait la rétine. Elle cligna des paupières. Les Grohémoths les regardaient sans ciller.
« Et bien, j'ai été ravi de vous connaître, les amis, dit Simon. J'espérais vraiment devenir agent dans quelques années — j'ai travaillé mon discours — vous voulez l'entendre ? »
« Pas tout de suite, non. » Zoey décrocha son boomerang, l'ouvrit et le pointa vers le Grohémoth le plus proche.
« On va y arriver. Je ne laisserai pas ces monstrueuses salamandres géantes nous tuer. »
Les créatures avaient l'air de la comprendre, et, dans un grognement visqueux, les trois Grohémoths attaquèrent.
Tristan fit feu le premier. Sa courte flèche transperça l'œil d'une bête qui lui fonçait dessus. L'œil explosa dans un liquide jaune comme celui d'un œuf, et la bête hurla de douleur avant de s'affaler.
Simon chargea son lance-pierres d'une boule d'acier et la lança sur le deuxième Grohémoth — mais il rata sa cible de plus d'un mètre.
« Ooops, Simon désigna la bête. On ne peut pas m'en vouloir. Cette chose a bougé ! Je le jure. »
Zoey lança son boomerang et frappa la créature à la tête avec une telle force qu'elle s'étala sur la terre mouillée, comme un arbre mort. Le boomerang doré scintilla dans les rayons du soleil en revenant vers Zoey par ricochet.
Le troisième Grohémoth bondit par-dessus son comparse effondré. Il se rua vers eux comme une baleine géante, prêt à ne faire d'eux qu'une seule bouchée.
Zoey et Tristan firent feu en même temps.
La flèche de Tristan perfora l'abdomen de la créature, et le boomerang de Zoey percuta son cou massif dans un craquement terrible — mais la bête ne flancha pas et continua d'avancer.
« Dégagez ! » Tristan écarta Zoey et Simon de son chemin, mais il entra en collision avec le mystique et disparut sous son poids.
« Tristan ! » Zoey rattrapa son boomerang et s'élança à son secours, mais son pied droit était coincé.
Elle fut renversée sur le sol par une langue verte qui s'enroula autour de sa cheville. Elle l'entraîna à une allure vertigineuse en direction de l'immense gueule détrempée du Grohémoth qu'elle croyait avoir déjà tué. Ses yeux jaunes s'écarquillèrent de plaisir tandis qu'il l'attirait vers lui — elle crut presque le voir sourire.
Elle pouvait entendre les hurlements de Tristan, et le bruit de ses poings qu'il abattait contre le corps massif.
Elle se cramponna à la terre meuble pour tenter désespérément de s'arrêter, mais en vain. Elle essaya d'arracher la langue de sa cheville, mais ses doigts ne faisaient que glisser et elle n'arrivait pas à trouver une prise correcte. Dans quelques secondes, elle se transformerait à pâté pour grenouille, salamandre, ou quoi que soit cette créature. Elle était trop près d'elle. Zoey avait besoin de plus de recul pour lancer son boomerang.
La large gueule s'ouvrit en grand et elle jeta un regard désespéré à l'intérieur.
Elle fit la seule chose dont elle était capable. Elle empoigna son boomerang de sorte que l'aile opposée ressorte comme une dague, et elle poignarda la chair tendre dans l'énorme gueule de la bête. Du sang vert jaillit sur son visage, l'aveuglant, et le Grohémoth la lâcha dans un hurlement de douleur. Zoey recula d'un bond et essuya ses yeux du revers de sa manche. À sa plus grande horreur, elle constata qu'elle n'avait fait que l'énerver davantage. Il chargea à nouveau.
Zoey lança son boomerang, mais le Grohémoth le vit juste à temps et se baissa. Le boomerang rata sa cible, fit demi-tour et elle l'attrapa. Sans s'arrêter, elle le lança à nouveau. Cette fois, la créature l'esquiva aisément, comme si elle sentait vers où le boomerang se dirigeait.
Et l'instant d'après, le Grohémoth fut sur elle.
Zoey fit volte-face et lui asséna son plus fort coup de pied. Le Grohémoth roula à terre, mais il se redressa et siffla, lui crachant dessus tout en avançant. Cette fois, elle était prête.
Zoey fit un pas sur le côté et lui entailla la cuisse du bout de son boomerang. La créature émit un sifflement de douleur, mais lui lança son pied gigantesque dans le dos. Elle percuta violemment le sol et en eut la respiration bloquée. Du coin de l'œil, elle vit la gueule du mystique s'ouvrir en grand. Sa langue verte se tortillait comme un python enragé.
Zoey fit un roulé-boulé et se redressa juste à temps pour éviter la langue gluante. Elle se servit du boomerang comme d'une épée et l'enfonça dans la langue de la créature. La bête barrit et se mit à ruer dans tous les sens. Zoey alla s'écraser contre un arbre tout proche. Elle se cogna la tête, mais sa vision se rétablit juste à temps qui détalait déjà.
Un troupeau de Grohémoths sur les talons, ils s'élancèrent sur le chemin recouvert de mousse. Le cœur de Zoey battait la chamade tandis qu'elle galopait à travers la jungle humide d'arbres et de buissons, derrière Tristan. Simon les suivait de près — et derrière Simon, le sol tremblait et les arbres craquaient comme des coups de tonnerre. Ils n'allaient pas y arriver.
L'agent Vargas les avait prévenus, et elle avait désobéi. S'ils ne mouraient pas aujourd'hui, elle se ferait sans doute bannir du programme.
Le martèlement cessa.
« Les amis, cria Simon derrière eux. Les amis, regardez ! Les puants sont partis. »
Zoey s'arrêta de courir et se retourna. Le chemin derrière eux était dégagé. C'était comme s'ils n'avaient jamais existé. Le marais était paisible. Les oiseaux gazouillaient et voletaient joyeusement d'arbre en arbre.
« Ça n'a aucun sens, fit Zoey en regardant autour d'elle. Pourquoi arrêteraient-ils comme ça de nous poursuivre ? Ils auraient vraiment pu nous massacrer — pourquoi s'arrêter, alors ? »
Une fois qu'il eut cessé de tousser, Simon appuya contre son point de côté. « Je ne sais pas — et je m'en fiche. Je nous croyais morts. J'avais vraiment hâte de recevoir mon diplôme. »
« Je sais pourquoi ils ont arrêté de nous pourchasser. » Tristan se baissa sous une grosse racine d'arbre et ressortit de l'autre côté. « Parce qu'il y a un mur ici. On ne peut pas passer. Je pense que nous allons devoir rebrousser chemin. »
Zoey se glissa sous la racine et rejoignit Tristan. Une rangée de gigantesques arbres noirs sans feuilles formait une montagne menaçante devant eux. Leur écorce étincelait sous le soleil comme des bijoux précieux, mais leurs troncs étaient entremêlés en une énorme masse qui leur bloquait la route sur des kilomètres.
Zoey aperçut un interstice entre les souches du mur scintillant — Troll City — ce ne pouvait être que ça. Un frisson d'excitation la traversa. Sa mère pouvait se trouver quelque part au-delà de ces arbres.
« On va y arriver. »
Zoey encocha son boomerang dans son bracelet et s'élança en direction du mur d'arbres géants.
« Zoey ! Attends ! s'écria Tristan. Zoey, stop ! »
Mais Zoey l'ignora et courut. Elle atteignit le bord des arbres et commença à les escalader. Mais ses doigts perdirent leurs prises et elle bascula en arrière. L'écorce était aussi glissante et froide que de la glace. Elle poussa un cri de rage et essaya de se hisser à nouveau. Mais elle perdit pied et tomba.

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