Chapitre 9

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Dysfonctionnement

La deuxième fois que Zoey utilisa le MDF fut aussi terrifiante que la première fois.
Son corps fut étiré tel un élastique, on aurait dit qu'elle n'avait pas d'os et n'était qu'un sac de sang et d'entrailles. Elle flottait, comme si elle nageait sans eau. Enfin, elle se mit à tournoyer à une allure vertigineuse, avant qu'une explosion de lumière ne se fasse tout autour d'elle et que ses pieds se posent sur la terre ferme.
D'abord, elle ne put distinguer que des formes grises. Sa vision se stabilisa lentement et elle ressentit un intense mal des transports. Elle était toujours en un seul morceau. Elle prit le temps de regarder autour d'elle.
Elle se trouvait dans une pièce sombre, comme dans une remise. Un peu de lumière filtrait entre d'épais rideaux anciens qui pendaient, accrochés à une unique fenêtre. Des tables et des chaises étaient empilées contre les murs. Des boîtes étaient rangées les unes sur les autres. L'air était lourd et sentait les vieilles chaussettes et les tapis moisis de l'orphelinat. Son nez la grattait et elle eut soudain très envie d'éternuer. Elle n'avait aucune idée de l'endroit où elle se trouvait, mais une chose était certaine, elle n'était pas à la ruche.
Un vieux miroir, monté sur des pieds de lion sculptés, se tenait derrière elle. Il était rond, et son cadre en argent représentait un serpent qui se mordait la queue. Il avait l'air antique, plus vieux que n'importe quel miroir qu'elle avait pu voir à la ruche. Elle était sûre que c'était une ancre miroir-portée, mais pourquoi était-elle cachée au fond d'un local de rangement ? L'intuition de Zoey lui disait que quelque chose ne collait absolument pas. Il n'y avait qu'une raison pour laquelle une ancre miroir-portée soit ainsi dissimulée — pour être utilisée en secret. La question était : qui la conservait en cachette, et pourquoi ?
Des voix provenaient de derrière les murs, et son cœur bondit dans sa gorge. Il y avait plus d'une voix, et elles se disputaient. Elle rangea son MDF dans sa poche, traversa la pièce sur la pointe des pieds et colla son oreille contre le mur. C'était de toute évidence une discussion très animée.
« Ça ne marchera jamais, disait la voix furieuse d'un homme. C'est impossible. Ça ne se peut pas. »
« Il le faut — et tu vas le faire ! » cria une voix de femme.
Zoey essayait de se fondre avec le mur pour entendre plus distinctement. La majeure partie de la conversation était étouffée par les murs, et les deux personnes se déplaçaient dans la salle adjacente. Elle entendit un bruit fracassant, comme une chaise heurtant le sol. Elle tendait l'oreille pour entendre.
« ... c'est maintenant ou jamais, nous avons l'intruseur », dit la femme.
Zoey se figea. Elle ne pouvait pas croire ce qu'elle venait d'entendre.
La femme poursuivit : « Nous allons tout de suite commencer les préparations nécessaires. Ça fait quatorze ans que j'attends patiemment. Maintenant, nous devons jouer les bonnes cartes. Le plan a été enclenché — rien ne peut nous arrêter — pas même l'agence. »
La chair de poule parcourut la peau de Zoey. Elle avait bien entendu, aussi clair que du cristal, ils parlaient de l'intruseur. Ils se disputaient à propos de ce qu'ils devaient faire de l'intruseur. Et cette femme venait de dire à Zoey qu'elle l'avait. Peut-être l'avait-elle sur elle en ce moment même ? À quoi ressemblait-il ?
Zoey savait qu'elle devait utiliser son MDF pour rentrer à la ruche au plus vite. L'agent Vargas et ses amis allaient avoir peur qu'elle ait eu un accident de miroir-portation, et que ses morceaux se soient éparpillés aux quatre coins du monde. En outre, la seule chose qu'elle voulait, c'était de frapper Stuart en pleine face pour avoir poussé son bras au moment où elle utilisait son MDF.
Mais elle ne pouvait pas se résoudre à rentrer. Quelque chose la maintenait là où elle se trouvait — elle ne pouvait pas partir maintenant — elle devait en savoir plus.
Elle avait lu suffisamment d'informations à propos du travail de la police pour savoir qu'elle devait déterminer l'endroit où elle se trouvait. Et ensuite, elle savait qu'elle devait identifier ces gens. Il lui fallait voir leurs visages. Ce serait totalement inutile de rentrer sans preuves. Un rapide coup d'œil, c'était tout ce dont elle avait besoin. Elle savait que si elle y parvenait, l'agence n'aurait plus aucun doute à son sujet — elle ferait vraiment partie des leurs. Mieux encore, si elle trouvait l'intruseur et le ramenait...
Elle apercevait une porte derrière une montagne de boîtes. Elle se fraya un chemin jusqu'à elle.
La poignée était froide au contact de sa peau. Elle prit une profonde inspiration, l'entrouvrit et glissa un coup d'œil par l'entrebâillement. Elle pouvait voir un couloir sombre avec des murs arrondis, comme dans un tunnel. Une unique lumière vacillait au plafond. L'odeur de moisissure était forte, et Zoey pouvait sentir la moiteur lui coller à la peau tandis qu'elle sortait de sa cachette. À en juger par les murs de calcaire décrépits, elle se trouvait dans une sorte de vieille cave. De l'eau gouttait le long des murs. Le sol de béton était fendu et de l'eau s'infiltrait par les crevasses. C'était le parfait endroit pour tourner un film d'horreur. Était-ce donc à cela que ressemblaient les oubliettes d'un château ?
Zoey pouvait entendre les voix encore plus distinctement. La lumière augmenta au fur et à mesure qu'elle se rapprochait d'elles à tâtons. Des toiles d'araignée se collèrent à son visage. Elle les repoussa et essuya sa main sur son jean. Aussi silencieuse qu'un chat, elle avançait furtivement. Elle atteignit le bout du couloir, et elle constata qu'il s'ouvrait sur une chambre faiblement éclairée. Elle ne parvenait pas à les voir, ce qui signifiait qu'ils ne pouvaient pas non plus la voir. Elle s'aplatit contre le mur et tendit l'oreille.
« ... Tu as déjà accepté ta part dans cette histoire, disait la femme. Tu ne peux pas reculer maintenant — c'est trop tard. Tu as fait ton choix et tu iras jusqu'au bout. Nous attendons encore beaucoup de toi... »
Il y eut un temps de pause, puis l'homme prit la parole. Il était visiblement secoué, et sa voix était haut perchée et désespérée, comme s'il avait inhalé de l'hélium.
« Je n'aurais jamais dû vous laisser me convaincre de m'embarquer là-dedans ! Ce n'est qu'une question de temps avant que l'agence découvre ce que j'ai fait — et ils vont me démasquer ! Je sens déjà leurs yeux sur moi. Ils me soupçonnent déjà, je le sais — je le sens. Alors qu'est-ce que je peux faire ? Je n'ai nulle part où me cacher ! Ce sera fini pour moi. »
« Arrête de pleurer comme une petite fille, souffla la femme d'une voix lasse. Je t'avais dit que je m'occuperais de toi — »
« Comment ? Comment allez-vous vous y prendre ? » fit l'homme.
Zoey entendit ses pas arpenter la pièce. « Savez-vous quelle est la punition pour avoir trahi ? Un aller simple pour le Nexus — sans aucun retour dans notre monde — c'est le sort qui m'est destiné ! Savez-vous ce que font les mystiques aux agents, là-bas ? »
« J'imagine », répondit la femme calmement.
« Comment pouvez-vous être si tranquille ? s'exclama l'homme. J'ai mis ma vie en danger ! »
« Parce que rien ne va t'arriver, mon cher ami. »
Zoey entendit le son des talons sur le béton. « Maintenant, assieds-toi. Tu me donnes mal à la tête avec tous ces pleurs ridicules. »
Des pieds s'agitèrent et Zoey entendit un poids se laisser tomber sur une chaise. Elle se pencha un peu en avant.
Elle entendit des talons effleurer à nouveau le sol.
« Nous savons tout ce que tu as sacrifié pour nous, dit la femme, et tu vas vite recevoir une récompense conséquente pour ton aide. »
« Je me fiche bien de l'argent, répondit l'homme. Je tiens à ma vie. À quoi sert l'argent si on ne peut pas le dépenser parce qu'on est mort ? »
« Nous te protégerons. Ne nous sous-estime pas, ni nous, ni notre pouvoir. Il y a quelques petites choses que tu ne saisis toujours pas, mais pour l'instant tu dois rester à l'agence — jusqu'au moment opportun. »
« Je ne sais pas si je peux continuer comme ça, fit l'homme, la voix chevrotante. Je sens que je deviens fou avec tous ces mensonges. »
« Tu vas le faire, reprit la femme au bout d'un moment. Il le faut. Notre opération est toujours en cours, et tu as toujours un rôle à jouer. Ce n'est pas fini — pas encore. Bientôt, tu n'auras plus jamais rien à craindre de l'agence. Je te le promets. »
Zoey se renfrogna. Le couple s'arrêta de parler. Si elle n'essayait pas de les apercevoir maintenant, elle avait bien peur de finir par se faire attraper. Ils n'avaient qu'à se déplacer légèrement, et elle les verrait. Elle avait déjà perdu trop de temps à les espionner.
Le cœur battant la chamade, elle se pencha en avant.
L'homme était assis, il lui tournait le dos. Il avait sa tête dans les mains, et ses épaules remuaient comme s'il pleurait. Tout ce qu'elle pouvait distinguer était ses cheveux gris clairsemés, ses épaules larges et son cou quasi inexistant.
Mais la femme avait les yeux rivés sur elle.
Zoey suspendit son souffle. C'était le visage le plus perturbant qu'elle ait jamais vu. Il était d'un blanc crayeux, et la peau était fortement tirée vers l'arrière. Elle avait l'air constamment surprise. Elle avait aussi de petits yeux noirs semblables à des boutons, pointés sur elle sous des sourcils rasés, et son nez était plat, avec deux petites fentes en guise de narines. Ses hautes pommettes saillantes semblaient disproportionnées. C'était la caricature d'un excès de chirurgie esthétique ratée — elle avait le visage d'un chat. Ses cheveux blancs, courts et lisses, était la seule chose qui paraissait normale chez elle. Ses grosses lèvres rouges étaient gonflées comme deux saucisses. Elle ouvrit la bouche de surprise en croisant le regard de Zoey.
« Qu'avons-nous là ? dit la femme, d'une voix aussi douce que la soie. Une jeune fille ? Viens ici, fillette. N'aie pas peur. Je ne te ferai pas de mal. Viens ici dans la lumière pour que je puisse mieux te voir. »
Zoey essaya de reculer, mais ses jambes ne bougeaient pas. Elle ne parvenait pas à détacher ses yeux du visage de la femme.
La femme au visage de chat s'avança vers Zoey. Ses lèvres boursouflées se tordirent, esquissant ce qui ressemblait à un sourire qu'il lui fallut de gros efforts pour exécuter.
« Comment es-tu arrivée ici ? Quelqu'un t'a laissé entrer ? N'aie pas peur. Tu peux me le dire. Je suis ton amie. »
Du coin de l'œil, Zoey vit l'homme se lever.
« Attrape-la ! lança brusquement la femme. C'est une de ces gamines de ton espèce ! »
Zoey sortit de sa léthargie. Elle recula avec peine et tomba en voulant récupérer son MDF.
« Vite, avant qu'elle ne s'échappe, hurla la femme. Elle en a trop entendu. Ne la laisse pas s'enfuir ! »
Sous l'effet de l'adrénaline, Zoey bondit sur ses pieds et détala dans le couloir par lequel elle était arrivée. Elle entendit l'homme haleter derrière elle. Elle ne voulait pas songer à ce qu'ils allaient lui faire. Il n'y avait nulle part où se cacher au bout du passage.
C'était maintenant ou jamais.
Elle ouvrit son MDF de ses mains tremblantes et essaya de rester aussi immobile qu'une statue, même si son cœur menaçait d'éclater dans sa poitrine. Son MDF tremblait dans sa main — son reflet bougeait trop — elle s'efforça de garder son calme.
La seule lumière du passage s'éteignit. Zoey se retrouva dans le noir complet.
Elle pouvait entendre le bruit de ses pas et sa respiration bruyante derrière elle. Elle sentit l'air bouger. Elle donna un coup de pied en arrière vers le bas, de sa jambe droite, et sentit qu'elle heurtait quelque chose. Elle entendit l'homme gémir de douleur. Ses yeux s'accoutumèrent à l'obscurité et elle le vit tendre la main pour l'attraper. Elle se baissa au dernier moment et lança un nouveau coup de pied. Il roula au sol, mais envoya brutalement son poing et l'atteignit à la jambe.
Elle s'effondra à terre, et avant qu'elle ait pris conscience de sa propre douleur, ses mains étaient sur elle, autour de son cou. Il l'étranglait. Elle essaya de se dégager, mais il était trop fort. Il la projeta violemment contre le mur. Sa tête s'écrasa douloureusement dans la pierre, une lumière blanche explosa devant ses yeux, et elle sentit le goût du sang dans sa bouche.
« Tu es morte, gamine, dit l'homme. Tu n'aurais jamais dû espionner. Et maintenant, je vais te tuer. »
Zoey ne parvenait toujours pas à distinguer son visage. Il allait la frapper à nouveau.
Par chance, elle n'avait pas lâché son MDF.
L'ombre de l'homme s'avança vers elle en se balançant.
Elle brandit vivement son MDF, et juste au moment où il tendait le bras pour la cogner, elle ondula et disparut.

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