Chapitre 19

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Grand magasin Parrods, Londres

Des lumières dansaient derrière les paupières de Zoey. Son corps avait été étiré et trituré comme un élastique. Juste au moment où elle allait vomir, elle sentit l'air bouger autour d'elle et ses pieds se posèrent sur la terre ferme. La nausée se dissipa et lorsqu'elle ouvrit les yeux, elle resta bouche bée.
Elle se trouvait dans un grand magasin, un grand magasin qui avait l'air extrêmement chic. Il était méticuleusement agencé façon art déco. Le sol ciré étincelait comme de l'or. Des rangées de boutiques de créateurs raffinées délimitaient le périmètre d'une immense salle. Elle pouvait sentir l'odeur du pain frais. Un couloir s'ouvrait où étaient présentés des fruits et légumes impeccables, des fromages, du poisson, de la volaille, de la viande, ainsi qu'une grande boulangerie où s'étalaient des montagnes de macarons colorés en vitrine. Des murs entiers étaient recouverts de mosaïques bariolées. L'endroit était aussi immense qu'un terrain de football. Il y avait un grand escalier roulant, au centre, décoré de motifs égyptiens, qui donnait sur des étages supérieurs.
Des foules de gens arpentaient les couloirs en faisant des achats, mangeant ou flânant dans les centaines de boutiques. Personne ne semblait remarquer qu'elle venait d'apparaître comme par magie à l'intérieur du magasin. Derrière elle se trouvait un mur garni d'un immense miroir qui montait jusqu'au plafond — le miroir-port. Mais quelque chose n'allait pas. Ce n'était pas le quartier général.
Comme elle observait les lieux, l'air se déplaça derrière son dos et Tristan et Simon apparurent près d'elle.
« Les gars, où sommes-nous ? » demanda Simon.
Il regarda Zoey. « Tu es sûre d'avoir tapé le bon nom ? On se croirait dans une boutique, et des milliers d'Inactifs nous regardent. »
Zoey se recroquevilla contre le mur. « Je crois bien que oui. » Mais elle ne l'était pas. Elle commençait elle-même à en douter. Peut-être l'avait-elle réellement mal orthographié !
Les yeux de Simon s'ouvrirent en grand. « Ouha ! C'est une boutique de bonbons ? Elle est immense. Vous pensez qu'on a le temps d'aller grignoter un bout ? »
Zoey regarda autour d'elle. « Je ne comprends pas — je croyais l'avoir bien écrit. »
« Tu l'as fait, je t'ai vue faire », dit Tristan. Les passants les regardaient d'un air soupçonneux.
« Il doit y avoir une explication logique pour laquelle nous avons atterri ici. Je suis sûr que nous ne sommes pas très loin du quartier général. Ce ne doit pas être loin. »
« Comment allons-nous trouver ? Nous ne savons même pas où nous sommes. »
Un groupe de filles à l'air snob, vêtues de tenues de créateurs, passèrent en gloussant et en parlant bruyamment. Leurs bras étaient chargés de sacs au logo de la galerie, sur lesquels on pouvait lire Parrods. Puis les filles s'arrêtèrent, se chuchotant à l'oreille, et les montrèrent du doigt d'un air atterré. Zoey détestait ce type de filles — celles qui dépensaient l'argent de leurs parents comme si les billets tombaient du ciel, n'achetant que des habits de marque pour la simple raison qu'elles pouvaient se le permettre.
Les seuls vêtements de marque que possédait Zoey étaient ses Converse — et elle les avait achetées d'occasion.
Zoey se regarda. Elle était couverte de sang et de terre. Tous les trois avaient l'air de sortir d'un match de rugby sous la pluie. Quand elle se rendit compte qu'elle avait toujours son boomerang à la main, elle le replia et le remit dans son bracelet. La dernière chose dont ils avaient besoin était que les Inactifs leur mettent des bâtons dans les roues. Mais les filles maniérées s'agitaient déjà avec fébrilité en se tournant vers la parfumerie.
Une fois qu'ils furent certains qu'on ne les entendrait pas, Zoey dit : « Nous sommes dans le grand magasin Parrods. Ça vous dit quelque chose ? »
Simon secoua la tête. « Je déteste faire les magasins. J'achète tout en ligne. »
Tristan se renfrogna. « Nous ne sommes pas loin, car nous avons été miroir-portés ici. Le quartier général est là, quelque part — c'est forcé. Peut-être y a-t-il une autre entrée. »
« Dans un grand magasin ? » demanda Zoey.
« Bon, très bien. On ferait mieux de vite la trouver. Les Inactifs commencent à nous prêter attention. On devrait peut-être regarder dehors — »
« Eh ! Vous, ici ! »
Deux agents de sécurité à la mine patibulaire, engoncés dans des uniformes bleu marine, fonçaient sur eux à toute allure, comme des dobermans.
« Restez où vous êtes ! »
« Super, comme si on n'avait pas assez de problèmes, fit Simon d'un ton sarcastique. Ils n'ont pas l'air ravis de nous voir. On leur tire dessus ou on attend qu'ils commencent ? »
« On n'arrivera jamais au quartier général à temps s'ils nous attrapent ! » fit Tristan.
« Alors on ferait mieux d'y aller parce qu'ils seront là d'une seconde à l'autre », dit Simon.
Zoey tendit le doigt. « Ici. Vite ! Les escaliers roulants ! »
Ils s'élancèrent vers le grand escalier roulant, poussant et bousculant les Inactifs en colère sur leur passage.
« Désolé, excusez-nous ! Oups — désolé pour le coude. Je n'ai pas fait exprès de vous cogner dans l'œil. Eh, j'ai dit que j'étais désolé ! »
Dès que Zoey posa le pied sur la première marche de l'escalator, elle fit volte-face.
Les deux agents de sécurité n'étaient qu'à six mètres derrière eux. Pour ne pas arranger les choses, deux autres gardiens furieux s'élançaient vers les escaliers roulants dans la direction opposée.
« Ils sont juste derrière nous », hurla Zoey. Tristan et Simon la doublèrent dans les escaliers.
« Courez ! »
Ils remontèrent les escaliers jusqu'au premier niveau.
« Et maintenant ? » Simon regardait autour de lui d'un air exaspéré.
« Deuxième étage ! Vite ! » Tristan gravit les escaliers roulants jusqu'au deuxième niveau, Zoey et Simon sur les talons.
Ils tournèrent en haut des escaliers et montèrent jusqu'au troisième, puis au quatrième étages.
« Arrêtez-vous ! » s'écria Simon, la main sur son point de côté, en atteignant le quatrième étage. Son visage était rouge comme une tomate. « Mon asthme se réveille — je ne peux pas respirer — il me faut mon inhalateur. Je vais mourir ! »
« Tu ne fais pas d'asthme, Simon », dit Tristan à bout de souffle.
« Mais ce n'est pas improbable. »
Zoey essuya la sueur de son front. Elle se pencha sur la rampe pour reprendre son souffle. Les gardes de sécurité gravissaient l'escalier roulant en quatrième vitesse vers le quatrième étage.
« Ils nous suivent toujours. J'aurais cru qu'ils abandonneraient. Ils ont l'air très en colère. »
Simon cria aux gardes. « Vous devriez vraiment changer vos uniformes ! » Il leur faisait signe de la main. « Je vous conseille d'aller faire un tour à la Foir'Patrouille. »
Zoey se retourna. « On ne peut pas courir comme ça éternellement. Il nous faut un endroit où nous arrêter. On ne trouvera jamais le quartier général si on ne peut même pas prendre cinq minutes pour reprendre notre souffle. »
Tristan désigna l'étage supérieur. « Là ! C'est un mystique Sestram. Ils sont de notre côté — ils travaillent pour l'agence. »
Zoey suivit le regard de Tristan et aperçut une créature humanoïde de plus de deux mètres de haut, avec deux grandes ailes beiges qui lui poussaient dans le dos. Il avait un long nez incurvé et des mâchoires allongées qui ressemblaient à un bec. On aurait dit un croisement entre un homme et un aigle, en jean et en t-shirt. Le Sestram regardait autour de lui avec calme tandis que l'escalier roulant l'emmenait vers l'étage supérieur. Les Inactifs n'étaient pas conscients de la créature qui se tenait parmi eux.
« Il n'y a qu'une raison pour laquelle ce Sestram se trouve dans un grand magasin. »
Zoey ouvrit de grands yeux. « Il se rend au quartier général. »
« Arrêtez, plus un geste ! »
Les quatre agents de sécurité avaient atteint le quatrième étage. Avant qu'ils aient eu le temps de réagir, ils étaient encerclés.
« Seuls les coupables s'enfuient », fit l'un des gardes avec une voix de femme. Il avait un visage rond, des yeux enfoncés et un mono-sourcil. Son uniforme trempé de sueur moulait ses poignées d'amour.
Une douzaine d'Inactifs avaient cessé de déambuler et s'étaient rapprochés pour regarder.
Zoey leva les mains pour se rendre. « Nous n'avons rien fait. Nous sommes des touristes — nous nous promenions — c'est tout. »
L'homme avait l'air sceptique. « Des touristes ? Mouais, en effet, vous n'avez pas l'air anglais — mais je n'ai jamais vu des touristes tels que vous. Pourquoi avez-vous du sang partout sur les bras, hein ? Pourquoi vos amis et vous êtes-vous si sales ? Pourquoi vous êtes-vous enfuis ? »
« Pourquoi nous poursuiviez-vous ? » rétorqua Zoey, en soutenant son regard.
Le garde de la sécurité baissa les yeux, sa voix grimpa dans les aigus, traduisant son agacement.
« C'est pas un endroit pour les gamins des rues. J'vous r'connais — c'est vous qui volez des sucreries à la boutique de bonbons, n'est-ce pas ? Mais maint'nant vous n'volerez plus rien. On vous tient. Ça vous dit, un séjour au poste de police, hein ? »
« Vous n'avez aucune preuve contre nous, madame », interrompit Simon.
« C'est monsieur », grommela le gardien.
« Peu importe », fit Simon.
Il était campé les mains sur les hanches. « Mais où sont vos preuves ? Vous ne pouvez pas nous arrêter juste parce que nous sommes sales. J'ai pris une douche ce matin, vous savez. Et je me suis fait un gommage de la peau. »
Le garde de la sécurité l'ignora. « Vous allez tous venir avec nous. Emmenez-les. »
L'un des vigiles attrapa Zoey par derrière. Son instinct prit le dessus, elle se retourna et asséna un coup de poing sur la mâchoire de son attaquant aussi fort qu'elle le put. Il la lâcha et bascula en arrière. Sa bouche saignait abondamment. Il revint à la charge et elle lui donna un coup de pied dans le ventre. Il poussa un cri de douleur et s'effondra à genoux.
Le garde grassouillet se saisit de Simon et lui bloqua le bras en arrière.
« Aïe ! Ça fait mal ! Maman ! Je vais vous poursuivre en justice ! »
Les deux autres agents de sécurité s'approchèrent de Zoey. Ils étaient costauds et trapus comme des lutteurs professionnels. Dans quel genre d'endroit se trouvaient-ils ? Alors qu'elle allait prendre son boomerang, Tristan arriva derrière eux et frappa les gardes sur la nuque avec un grand vase en céramique. Ils s'effondrèrent, complètement sonnés.
« Désolé, dit-il en souriant. Mais ce n'est pas comme si j'avais le choix. »
« J'ai toujours eu envie de faire ça. » Zoey sourit à Tristan et le visage du garçon s'illumina. Elle se retourna et lança un regard noir au garde qui restait.
« Reculez ! » couinait-il. De la salive jaillissait de sa bouche comme un animal enragé.
« Reculez ou je lui casse le bras ! Je vous jure que je vais le faire ! »
« Oh, je vous en prie, ne me cassez pas le bras. J'aime mon bras », le visage de Simon était rouge et transpirant.
Zoey s'approcha du garde d'un pas furieux. « Si vous blessez mon ami, je vous tue. Je jure que je le ferai. »
« Reculez ! » Les yeux du vigile s'écarquillèrent. Il recula. « Je vais le casser ! »
« Faites quelque chose, s'écria Simon. N'importe quoi ! »
Zoey brandit son boomerang dans sa main droite et attendit.
« Qu'est-ce que c'est que ça ? » hurla le garde, haussant la voix de façon hystérique.
« Est-ce une arme ? Je vous ai dit de reculer ! Je suis très sérieux ! Je lui casserai le bras si vous vous approchez — »
Bam !
Le boomerang assomma le garde sur le front. Ses yeux se révulsèrent dans leurs orbites et il s'écroula sur le sol.
« On rigole moins, maintenant, mon gros ! » lança Simon au garde inconscient.
Il se retourna et fit une révérence devant la foule d'Inactifs curieux, qui ne savaient pas trop s'ils devaient applaudir ou s'enfuir en courant.
« Les amis ! cria Tristan. Le Sestram — il monte au dernier étage. Nous allons rater l'entrée des quartiers généraux si nous traînons trop. »
Ils retournèrent vers les escaliers roulants au pas de course, se frayant un chemin entre les promeneurs, et une vieille femme très en colère frappa Simon sur la tête avec son sac à main. Quand ils arrivèrent au dernier étage, Zoey crut que ses poumons allaient exploser. Elle pouvait apercevoir des boutiques de sport d'un côté et des restaurants de l'autre. L'odeur de cuisine lui donna l'eau à la bouche. Toute cette cavalcade lui avait ouvert l'appétit.
Elle regarda autour d'elle à la recherche du mystique et le vit en train de disparaître à l'angle d'une boutique d'articles de sport.
« Là ! » Ils passèrent devant plusieurs magasins de sport, tournèrent à l'angle et s'arrêtèrent devant un mur.
« Où est-il allé ? » Le mur de béton était couvert de posters de sport. Au milieu s'ouvrait une fenêtre. Un autre escalier roulant descendait à l'étage inférieur sur leur droite, mais il n'y avait personne dessus. Pas de Sestram.
« Vous croyez qu'il s'est miroir-porté ? »
« Peut-être, peut-être pas, répondit Tristan. Non, je crois qu'il connaissait un autre moyen de rentrer. Il doit bien y avoir une porte quelque part. »
Simon passa ses mains contre les murs. « Je comprends ! Il doit y avoir une entrée secrète. Cherchez des loquets ou quelque chose d'inhabituel. »
Ils scrutèrent chaque centimètre du mur, collant leurs doigts dans le moindre recoin. Les choses commençaient à se gâter.
« Il n'y a rien ici, fit Zoey, découragée. Nous l'avons raté. Il est parti, et maintenant nous ne savons pas comment entrer. »
« Ça n'a aucun sens, fit Tristan en passant toujours ses mains le long du mur. Il n'aurait pas fait tout ce chemin s'il avait pu se miroir-porter depuis n'importe quel endroit plus discret. »
Simon s'assit par terre. « Que faire, maintenant ? J'ai faim. »
Zoey recula et examina le mur. Elle balaya les affiches du regard avant de s'arrêter sur la fenêtre. La fenêtre — elle se renfrogna et l'observa plus attentivement. Elle ressemblait à n'importe quelle fenêtre normale aux vitres en verre dépoli. Mais quelque chose n'allait pas. Les ombres à l'extérieur semblaient presque peintes sur la surface opaque.
« Voilà ! » s'exclama-t-elle. Simon bondit sur ses pieds et Tristan se précipita.
Zoey attrapa la poignée de la fenêtre et la tourna. Quand elle la poussa, elle aperçut un long couloir sombre.
« Une fausse fenêtre, fit Simon. Cool. »
Zoey recula. « Bien, personne ne regarde. Allez-y en premier, les gars. Vite. »
Simon et Tristan se faufilèrent rapidement par l'ouverture, et Zoey les suivit. Ils atterrirent dans le couloir obscur de l'autre côté.
« Pourquoi est-ce si sombre ? demanda Simon en avançant à tâtons dans le couloir. Est-ce normal que ce soit aussi noir ? »
Zoey referma la fenêtre derrière elle. « Je l'ignore, mais j'ai un mauvais pressentiment à ce sujet. »
Ses prémonitions mystiques lui donnaient la chair de poule comme si elle faisait une réaction allergique. Elles lui disaient de faire demi-tour. Mais elle ne reculerait pas. Elle devait trouver l'agent Barnes et le prévenir.
Tristan sortit son lance-pierres et s'élança dans le couloir. « Il y a des mystiques hostiles ici — beaucoup — je les sens. Gardez les yeux ouverts et soyez prêts à tout. »
« Cette aventure ne finira donc jamais. » Simon brandit son lance-pierres. « Ils ont intérêt à nous donner nos diplômes après ça. Ce n'était pas dans la brochure des cours de l'académie. Si on meurt, j'espère que j'aurai un A pour la peine. »
« Personne ne va mourir, mais espérons qu'on n'arrive pas trop tard. »
Zoey sortit son boomerang et suivit précautionneusement Tristan et Simon le long du couloir obscur. C'était un cul-de-sac. Ils s'arrêtèrent dans le noir pour réfléchir à ce qu'ils devaient faire. C'est alors que Zoey entendit un frottement et qu'une gigantesque hache d'armes s'abattit sur eux.

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