Chapitre 1 - partie 1

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Zoey

Zoey tourna à l'angle de la ruelle et quelque chose bougea le long du mur qui lui faisait face. Elle aperçut des teintes vertes et rouges scintiller comme des diamants dans la lumière pâle, tandis que la tête et le corps d'un serpent géant traversaient la ruelle derrière le Poo Ping Palace Cuisine Thaï, lui bloquant le passage. Le reptile avait une seconde tête à la place de la queue. Ses langues grises fourchues sifflèrent dans l'air avant de parler.
« Nous ne repartirons jamais. Tu ne peux pas nous y forcer. Tente quoi que ce soit et nous t'arracherons le cœur, humaine. »
Elle n'avait pas la moindre idée de ce dont il était en train de parler. C'était la troisième créature qu'elle rencontrait aujourd'hui, et de loin la plus hideuse. De la salive blanchâtre formait des flaques écumantes et venimeuses sur le sol au-dessous de ses deux têtes.
Zoey ravala sa terreur.
« Je ne comprends pas ce que vous me dites », répondit-elle d'une voix ferme. Elle jaugea la ruelle pour trouver un moyen de s'échapper et s'assurer que personne d'autre ne l'observait.
« Je veux juste rentrer chez moi, poursuivit-elle, et je ne veux causer aucun problème, Monsieur Serpent — ou Madame ? Difficile à dire, étant donné que votre arrière-train a une tête — à moins que là ce soit votre tête, et que l'autre se trouve sur votre arrière-train ? Mais comment faites-vous pour aller aux — »
« Cette chose nous ment ! » La haine brillait dans ses yeux jaunes.
Les deux têtes ouvrirent leurs mâchoires, révélant des rangées de dents semblables à des couteaux de cuisine.
« Elle veut nous tuer ! Elle essaie de nous piéger. »
Les têtes se parlaient l'une à l'autre. « On ne peut jamais faire confiance à un humain — ce sont tous des menteurs et des tricheurs ! Elle veut nous renvoyer chez nous ! Mais c'est hors de question. Non — nous ne rentrerons jamais ! »
Le reptile tourna ses deux têtes vers Zoey. « Nous n'allons pas te laisser faire ! »
Zoey n'avait aucune envie de mourir étouffée par l'abominable duo que formaient Monsieur et Madame Serpent — elle avait de grands projets d'avenir. Elle devait agir sans attendre. La bête se recroquevilla pour attaquer.
Zoey n'eut même pas le temps de fouiller dans son sac à dos pour en sortir une arme. Le gigantesque serpent se déploya dans les airs, comme un diable sur ressort, et bondit sur elle.
Une porte s'ouvrit à la volée et un homme à la peau sombre, portant un tablier taché, en sortit précipitamment. « Eh ! Qu'est-ce qui se passe ici ? » cria-t-il avec véhémence.
La créature retomba sur le sol et battit en retraite dans la pénombre en sifflant rageusement, avec une rapidité que Zoey n'aurait « jamais crue possible de la part d'une si grosse bestiole.
L'homme jeta deux énormes sacs poubelles noirs sur le sol et brandit le poing en direction de Zoey. « C'est toi qui barbouilles mes murs de graffitis, n'est-ce pas ? Va-t'en, gamine, avant que j'appelle la police ! »
Zoey sourit en regardant le mur peinturluré derrière lui, sur lequel on avait écrit Ping Pong Restaurant Thaï. Elle s'élança dans la ruelle au pas de course, non sans avoir jeté un dernier coup d'œil sur le serpent géant qui disparaissait au même instant par le soupirail d'un sous-sol.
La voix de l'homme en colère résonnait encore à ses oreilles lorsqu'elle atteignit le fond de la ruelle. Elle tourna à droite sur Wade Street. Les vieux platanes qui longeaient la rue de part et d'autre étaient la seule végétation qui s'offrait à la vue. Elle traversa en courant le quartier des orphelins et passa devant plusieurs bâtiments décrépits et usines désaffectées, soulagée d'avoir réussi à s'échapper.
C'était trop beau pour être vrai — elle avait failli passer une journée entière sans incidents. Mais les monstres la retrouvaient toujours.
Le numéro 85 sur Wade Street était une vieille maison grise, délabrée et sinistre, avec un toit tout de guingois, un vaste porche en bois pourri, des volets écaillés et une porte d'un beige défraîchi qui avait dû autrefois arborer un blanc éclatant. La pelouse devant l'entrée était une friche de pissenlits et d'herbes folles qui lui arrivaient au genou. Zoey gravit les escaliers, franchit la porte d'entrée et se rua vers la cuisine de l'autre côté de la maison. Elle fit glisser son sac à dos de ses épaules, qui tomba sur le sol avec un bruit mat.
« Tu es en retard. »
Sa mère d'accueil numéro 28 avait une énorme veine violette qui palpitait sur son front à chaque fois qu'elle parlait. Zoey avait l'impression de se tenir devant un gorille moulé dans un collant de gymnastique étriqué. Elle était épaisse et trapue, avec des cheveux noirs hirsutes qui surmontaient une grosse tête où des poils noirs et drus poussaient sur son menton comme des mauvaises herbes. On aurait facilement pu la confondre avec un homme. Elle affichait tout le temps la même mine renfrognée, et pourtant aujourd'hui, il y avait quelque chose de différent sur son visage. Ses yeux étaient éteints, comme si elle se trouvait dans une sorte de transe.
La peau de Zoey fut parcourue d'une chair de poule glaciale.
« Combien de fois t'ai-je prévenue, Zoey ? En retard signifie : pas de dîner. Tant pis, tu auras faim jusqu'à demain. »
Zoey en oublia l'angoisse qui l'avait envahie un instant plus tôt.
« Mais il n'est que six heures dix », protesta-t-elle en sentant que son estomac se mettait à gronder.
Elle baissa les yeux. Son sweatshirt informe et trop large pendait sur son corps frêle, et son jean était deux fois trop large pour elle. Les seules affaires qui lui allaient correctement étaient ses Converse noires et blanches.
La moustache sur la lèvre supérieure de sa mère d'accueil numéro 28 se tordit lorsqu'elle examina Zoey.
« C'est uniquement de ta faute, les règles sont les règles. Si tu y prêtais un peu plus attention et si tu passais un peu moins de temps dans cette bibliothèque à regarder Dieu sait quoi sur internet, tu serais à l'heure comme nous tous. » Sa voix résonnait dans la petite cuisine comme dans un mégaphone.
« Tu peux t'asseoir près de Thomas. Tu le regarderas manger, lui et les autres enfants. Assise ! » ordonna-t-elle.
Zoey s'approcha de la table de la cuisine en titubant, tira une chaise et s'assit. Elle savait qu'il était inutile de discuter, et se contenta donc de regarder les enfants attablés.
Thomas était un garçon de onze ans, aux dents de devant trop grandes et au rire nerveux. Ses yeux marron s'agrandirent, et il lui fit un petit sourire avant de retourner à son repas. Isabelle et Andy étaient assis de l'autre côté de la table. Isabelle avait treize ans. Ses cheveux bruns formaient un amas bouclé, presque spongieux, sur sa tête, et elle avait un goût prononcé pour le maquillage et les gros bijoux en toc. Andy était assis près d'elle. Il cachait son visage sous des mèches de cheveux noirs, mais Zoey pouvait voir que ses yeux étaient cerclés de rouge. Elle estimait qu'il avait une dizaine d'années. Cela ne faisait que quelques jours qu'il était parmi eux, et il n'avait toujours prononcé aucun mot.
« Comment ça va aujourd'hui, Andy ? » chuchota Zoey.
Elle se rapprocha de lui et se pencha pour mieux voir son visage.
« Tu n'as pas touché à ton dîner. Tu n'as pas faim ? »
Mais Andy ne répondit pas. À la place, il fixait son bol de ragoût d'un air sombre, sans vraiment le regarder. Ses yeux tristes étaient perdus, très loin d'ici.
Zoey connaissait ce regard. Le système de familles d'accueil avait cet effet sur les enfants. Ils étaient solitaires et abandonnés, sachant qu'on ne les retrouverait plus et qu'ils ne seraient plus jamais aimés. C'était une bien sinistre perspective. Ils étaient rejetés par la société, mis au rebut — même leurs propres familles ne s'occupaient pas d'eux. Chaque enfant recueilli qu'elle avait connu comptait les jours qui le séparaient de son dix-huitième anniversaire — du jour où il serait considéré comme un adulte, où il serait libre.
Zoey avait encore quatre ans à tenir.
« Qu'est-ce que tu faisais à la bibliothèque ? » chuchota Thomas, en prenant soin de ne pas attirer l'attention de leur mère d'accueil numéro 28. Et comme Zoey ne répondait pas, il soupira bruyamment avant de retourner à son ragoût. Il semblait être le seul intéressé par ces morceaux agglutinés, marron et gluants.
Ce n'était pas que Zoey voulait cacher à Thomas l'objet de ses lectures ; elle n'arrivait tout simplement pas à le lui dire. Des recherches sans fin sur internet à propos des démons et du monde occulte n'étaient pas une activité normale pour une fille de quatorze ans.
Et Zoey était loin d'être normale.
En fait, elle était à l'exact opposé de la normalité. Au lieu de baver sur les chanteurs, le maquillage et les vêtements — comme les adolescentes normales — elle employait chacun de ses temps libres à faire des recherches sur les phénomènes surnaturels. Elle dévorait tout ce qui avait trait aux monstres et au fantastique. C'était comme une addiction. Elle était un véritable Wikipédia ambulant spécialisé dans le surnaturel.
Zoey craignait la réaction des gens s'ils apprenaient qu'elle pouvait voir des monstres. Elle savait bien qu'elle n'était pas normale. Et elle était prête à tout pour découvrir qui elle était vraiment. Elle avait toujours gardé secrets ses dons, et elle faisait de son mieux pour se mêler aux enfants normaux. Le problème était que les ennuis semblaient toujours la retrouver.
Elle s'avachit sur sa chaise en soupirant. « Et bien, apparemment je ne rate pas grand-chose. J'ai mangé tellement de ragoûts de bœuf dans ma vie que c'est un miracle si je n'ai pas une paire de sabots à la place des pieds. »
Isabelle jeta un coup d'œil à Thomas et tous les deux se mirent à glousser de façon incontrôlable.
« Silence ! » La mère d'accueil numéro 28 abattit son poing sur la table, faisant dégringoler les verres, les couteaux, les assiettes et les cuillères sur le sol.
« Je commence à en avoir assez de toi, espèce de petite délinquante. Tu te crois au-dessus des règles, c'est ça ? Et bien ce n'est pas le cas ! Tu n'es qu'un déchet, Zoey ; un lamentable déchet dont personne ne veut. »
Elle agrippa les rebords de la table et des perles de sueur se mirent à ruisseler sur son gros visage. « On aurait dû te laisser pourrir dans cet orphelinat », dit-elle avec un sourire malveillant.
« Ouais, vous auriez peut-être dû. »
Zoey jeta négligemment un coup d'œil sur ses ongles sales. Elle se mit à les curer en haussant les épaules. « Mais j'imagine que les chèques du gouvernement vous ont aidés à prendre cette décision. Je veux dire — soyons honnêtes — c'est la seule raison pour laquelle nous sommes tous ici, n'est-ce pas ? Tous entassés dans une seule chambre ? Je ne sais pas pour vous, mais moi je ne ressens aucun amour. »
Sa mère d'accueil fronça sévèrement les sourcils et examina Zoey comme si elle était contagieuse. « Avec cette attitude effrontée, personne ne voudra jamais de toi. Tu ne trouveras jamais de foyer. Tu n'auras jamais une vraie famille. Tu resteras coincée dans ce système pour toujours. »
Zoey sentit son cœur se serrer, pourtant son expression restait froide et impassible. « Pas pour toujours. Il me reste encore quatre ans à tirer, et après je dirai bye bye au système. »
« À l'orphelinat, ils nous avaient dit que tu étais différente — »
Sa mère d'accueil pointa une cuillère pleine de ragoût vers Zoey comme si c'était une épée. « — mais à part tes affreux cheveux roux qui ressemblent à un feu de forêt et ton mépris pour les règles, je n'ai jamais rien vu de différent ou de spécial chez toi. Tu es exactement comme tous les autres enfants recueillis qui sont passés ici... rien qu'un ramassis d'ordures sans valeur. »

MYSTIQUES : Tome 1Où les histoires vivent. Découvrez maintenant