Chapitre 1 : Noor

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  Noor était penchée sur l'épaule de Mme Bernard, occupée à lui administrer sont énième calmant de la journée, lorsque Ariane déboula dans la petite chambre d'hôpital. La femme ne s'attarda pas une seconde sur les murs blancs et l'odeur de désinfectant qui flottait dans l'air, donnant au lieu une atmosphère aseptisée des plus étouffantes. Elle fila droit, comme à son habitude, sans se soucier d'interrompre la jeune infirmière en blouse blanche, dans sa délicate besogne.

- Noor, tu as entendu aux infos ?
- Non...
Noor avait répondu distraitement. La jeune femme avait les yeux concentrés sur l'aiguille de sa seringue qui distillait dans les veines bleuies le produit soporifique. La vieille pensionnaire récalcitrante dormait déjà.
- Ils vont fermer les frontières. Si t'as pas de visa, tu passes plus. L'Europe, c'est terminé.
Ariane avait la voie qui tremblait d'une excitation non dissimulée. Elle reprit :
- Plus de migrants, Noor, plus aucun fauteur de troubles ! Mais je te laisse... Il faut que j'aille annoncer cette bonne nouvelle aux autres !
Et, sans ajouter un mot de plus, elle tourna les talons et disparut dans le couloir, tout aussi blanc et aseptisé que la chambre.

Noor n'avait pas fait un geste à l'annonce de la nouvelle. À vrai dire, elle s'y attendait. Le monde ne tournait plus rond depuis quelque temps. Avec la montée des océans, les réfugiés climatiques abondaient, submergeant les continents. La France n'était pas le premier pays à prendre de telles mesures. Cependant, apprendre cela lui avait tout de même fait un choc. Ce qui horrifiait le plus la jeune femme, c'était cette excitation qu'elle ressentait dans la voie de nombreuses personnes, comme Ariane. Ne se rendaient ils pas compte de la chance qu'ils avaient ? Et qu'auraient-ils dit s'ils s'étaient eux même retrouvés apatride après avoir survécu à une mort atroce et perdu la moitié de leur famille ?

Noor soupira et fit de son mieux pour chasser ces idées noires de son esprit embrumé. Elle retira le plus doucement possible l'aiguille de l'épaule toute ridée de la vieille. Celle-ci laissa échapper un petit ronflement, grogna, se retourna dans le grand lit d'hôpital, avant de s'immobiliser brusquement, comme soudain figé dans un sommeil sans rêve.

La jeune infirmière jeta un regard sombre à sa seringue. Elle ne savait pas de quoi était constitué ce maudit calmant, mais elle ne le pensait pas anodin et voyait d'un mauvais œil cette manie de l'administrer toutes les heures aux pensionnaires indociles.

Une sonnerie stridente retentit alors, sortant Noor de sa rêverie. La jeune femme se dépêcha de se désinfecter les mains, avant de saisir sa mallette. Elle ferma la porte de la chambre avec douceur. Elle avait mauvaise conscience à laisser Mme Bernhard seul, assommée par les sédatifs, mais elle était appelée autre part. C'était l'heure du goûter pour les vieux les plus sage, ceux qui ne faisaient pas de problème, ceux qui ne disaient rien. « Les plus fatigués et les moins lucides » pensait Noor en son fort intérieur.

Elle était bien amère pour une infirmière du centre, mais elle travaillait ici depuis deux ans déjà, et en deux ans, elle avait bien fini par comprendre que ces « Centres pour personnes âgées » était en fait des mouroir mis en place par le gouvernement pour permettre aux familles de se débarrasser de leurs maillons faibles sans aucun remord : les vieux. « Les vieux ne servent à rien, ils sont lents, trop lents pour notre société, ils sont déconnectés du monde et nous encombrent » voilà l'opinion publique.

Voilà comment le monde ne cessait de déraper depuis bientôt dix ans.

D'un pas vif, elle longea le couloir principal, et sans hésiter une seule fois, elle tourna à gauche, pour rejoindre un corridor attenant. Elle savait qu'elle effectuait ainsi un détour, cependant, elle préférait éviter les miroirs qui tapissaient le bout du couloir principal. Elle n'aimait pas son reflet. Elle ne supportait pas de se voir ainsi. Elle ne savait pas de qui elle tenait sa petite taille et ce que certaines personnes appelaient « laideur », mais elle possédait ce que l'on peut appeler un « physique ingrat ». Elle avait passé la moitié de son enfance à nier cela, et l'autre à apprendre à l'accepter.

Même si cela incluait de ne plus se voir dans un miroir.

Le plus difficile avait été d'affronter le regard des autres. Ce regard qui vous juge, qui vous jauge au premier coup d'œil, et qui pense tout savoir de votre personne alors qu'il ne vous a encore jamais parlé. Et la pitié. Elle haïssait cette pitié, elle n'en voulait pas. Non, ce qu'elle voulait, s'était de la compréhension, un regard bienveillant qui passe outre, une amitié réelle. Et c'était pour cela qu'elle était ici. Pour ces vieux qui souffraient des mêmes maux qu'elle.   

Paris 2084 [En pause définitive désolé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant