Chapitre 3 : Noor

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Noor marchait d'un pas mesuré vers chez elle. Une main sur sa sacoche, l'autre dans sa poche, elle observait sans le voir le paysage si habituel de sa rue. De grands immeubles dont les toits étaient recouverts par les jardins qui servaient à nourrir la ville masquaient presque entièrement le ciel bleu. Des petites silhouettes s'activaient tout en haut, pour arroser et ramasser les récoltes. La plupart des toits des immeubles de la capitale frémissaient de cette même activité, et les jardins semblaient les chevelures de ces drôles de monstres rectangulaires. 

Depuis que la ville de Paris avait mis en place ces « potagers suspendus », le taux de gaz à effet de serre rejeté par les habitations avait grandement diminué. C'est ainsi que la nature était devenue presque omniprésente à Paris.

Noor eut un sourire en pensant à toutes les lois qui étaient passées depuis qu'ils avaient eu un écolo au pouvoir : restriction de l'élevage bovin, mis en place de ferme à fourmis, installation de jardin sur tous les toits plats des villes, implantation de la nature en milieu urbain, plantation d'arbres en masse, installation de panneaux solaires et d'éolienne pour alimenter les villes et cetera, et cetera. « Cela a coûté très chère, mais peut-être qu'il nous a sauvé la mise, en fin de compte... » pensa Noor.

Elle sortit de sa rêverie et regarda au tour d'elle. Peu de personnes marchaient, la plupart se déplaçaient en over-bord, certains était assis sur des bancs près des bornes Wifi, le visage scotché à leur smartphone. Il y avait peu de voitures dans la rue Delvert et Noor n'en croisa que deux. La plus ancienne était un vieux modèle de Ford électrique, datant d'il y a au moins quinze ans. Cependant, celle-ci possédait déjà le pilotage automatique. Celui-ci avait été rendu obligatoire il y a bientôt vingt ans, tandis que les voitures électriques avaient été imposées depuis déjà trente ans. Les derniers monstres carburant au pétrole moisissaient dorénavant dans le musée de l'automobile, près du centre de Paris. Si Noor savait tout cela, c'était grâce à son petit frère d'un an, Thibault, féru fanatique de vieux véhicules.

Thibault... elle accéléra le pas. Son frère l'attendait chez elle pour leur dîner hebdomadaire. Voisins de palier, les deux frère et sœur ne manquaient jamais une occasion pour « s'incruster » l'un chez l'autre. Ils avaient toujours été proches, mais veillaient à ne pas se « marcher dessus » comme se plaisait à dire Thibault. Noor se rendit compte qu'elle avait hâte de lui raconter sa journée. Hâte aussi de savoir comment il avait lui-même passé sa semaine. Elle sourit en pensant aux longs discours politiques qui ne manqueraient pas, surtout après LA nouvelle du jour. Elle savait déjà qu'elle ne comprendrait rien et qu'il ne s'en rendrait pas compte, passionné comme il l'était.

Son frère travaillait au ministère de l'Intérieur depuis trois ans. Noor n'avait jamais vraiment compris son métier, même si le jeune homme n'avait pas cessé d'essayer de le lui expliquer. Paradoxalement, Thibault n'était pas pour le gouvernement présent, cependant, il travaillait pour eux. Au début, cela avait un peu étonné la jeune femme, du fait du caractère emporté et enthousiaste de son frère, mais elle n'avait pas cherché à comprendre. Il était libre et elle respectait ses choix.

Lorsqu'elle arriva devant son immeuble, Noor imposa sa main sur la porte. Celle-ci reconnut son emprunte digital avec un « bip » sonore et s'ouvrit dans un déclic sur le hall d'entrée. La jeune femme ignora l'ascenseur (« autant faire un peu de sport, se dit elle ») et monta quatre à quatre les marches jusqu'au cinquième étage. Elle arriva tout essoufflée devant chez elle et voulu saisir la poignée de sa porte en bois de chêne, lorsque celle-ci s'ouvrit d'elle-même, découvrant Thibault qui l'attendait avec un sourire réjouit.

- Salut sœurette !  

- Thibault !

  Noor l'observa un instant, avant de se jeter dans ses bras. Il était son exact contraire. Si elle était laide, lui était beau comme un dieu. Si elle était petite, lui était un peu plus grand que la moyenne. Si elle n'attirait que de l'indifférence, voir même parfois du dégoût, lui était si charismatique que les regards des passants dans la rue ne pouvaient s'empêcher de se tourner vers lui. Au collège, alors qu'elle avait été parfois harcelée, lui avait toujours été respecté. Les filles gloussaient sur son passage, tandis que les garçons détournaient les yeux lorsqu'elle arrivait.

Et pourtant. Ils étaient si semblables dans cette manière de rire et de se comprendre. Si semblable par leurs regards en coin et leurs sous-entendus. Si proche. Ils s'aimaient tellement.

- Bon qu'est-ce qu'on mange ? je peux t'aider ? demanda son frère.

- Oui... Attends, je range ça....

Noor se dirigea vers le salon et posa sa sacoche sur le vieux canapé rouge élimé. C'était un salon haut en couleur, un peu vintage, mais moderne tout de même. Deux fauteuils verts en plus du canapé rouge trônaient autour d'une petite table basse blanche aux formes arrondies. Un piano électrique dans un coin du salon, côtoyait une montagne de vieux disques Blu-ray et leur lecteur tout aussi vieux, cadeau de son frère. Un casque virtuel version cinq était posé sur la grande table, faite de la même matière que la plus petite. Deux enceintes Bluetooth et un iPod étaient discrètement placés sur le buffet qui contenait les assiettes et les couverts. Une grande fenêtre donnant sur la rue éclairait la pièce.

La jeune femme se tourna vers son frère :

- Voilà ! On s'y met ?

- OK !

Noor et Thibault se dirigèrent vers la minuscule cuisine attenante. Contrairement au salon, elle était meublée au goût du jour. Les plaques chauffantes étaient électriques, un écran plat était incrusté dans le mur et proposait des vidéos de grand chef réalisant des recettes, et sur le frigo, des photos de Noor, Thibault et leur mère étaient virtuellement collées. Si Noor avait voulu, elle aurait pu les agrandir ou les supprimer, ou bien les remplacer par d'autres. Le plan de travail était petit, mais conçu dans un matériau blanc, aux formes courbées, et était d'une très grande résistance. Sur un mur, un autre écran affichait une liste des courses et de choses à faire.

La jeune infirmière, juchée sur un tabouret en plastique rose examinait d'un œil circonspect ses provisions.

- Eux...une quiche, ça te va ?

- Parfait... mais c'est toi qui diriges les opérations !

Noor eut un sourire. Il était vrai que, malgré les nombreuses qualités de son frère, la cuisine n'était vraiment pas son point fort.

Ils se mirent au travail. Thibault, tandis qu'il touillait les œufs et que sa sœur entreprenait d'étaler la pâte dans un plat, entama la conversation :

- Alors, ton boulot ?

- Ça va... comme d'habitude, quoi. La nouvelle n'a pas grandement perturbé notre quotidien. Tandis qu'à ton travail, j'imagine que ça s'active !

- Quelle nouvelle ? demanda Thibault, faussement incrédule.  

  Noor leva les yeux au ciel :

- Arrête de faire l'idiot ! tu sais bien de quoi je parle.

Il eut un moment de silence, mais Thibault finit par répondre, un brin penaud :

- Ouais...ouais je sais. Mais bon, je pensais qu'il valait mieux éviter le sujet...

- Mais pourquoi ?!

- Eh bien... si j'en parle, je vais m'exciter, et ça vas partir en cacahuète !

- Quoi ?

Noor regarda son frère, étonnée. C'était la première fois qu'il avait cette réaction. D'habitude, cela ne le gênait pas de critiquer ses employeurs, ni de parler politique. Et même s'il avait conscience de très vite s'enflammer, cela ne l'avait jusqu'à lors jamais vraiment gêné.

- Je vais m'énerver !... je... tu vois, je m'énerve déjà !

La jeune femme sentit qu'il fallait changer de sujet. Cependant, son frère était déjà lancé dans sa tirade.

- Tu parles de la nouvelle loi, j'imagine : fermer les frontières. Quelle idée ! quelle idée je te jure ! Où va le monde, mais ou-va-le-monde ?! grogna-t-il.

Thibault, d'énervement, éclaboussa sa sœur avec le jaune d'œuf. Celle-ci ne broncha pas, attendant que l'orage passe.

- Ce gouvernement.... C'est une pourriture ! Merde, des gens meurs en dehors de nos frontières, Noor. Et le pire...

- Thibault...

- Noor, c'est toi qui a lancé le sujet, je te rappelle, répliqua le jeune homme. Écoute, tu sais ce qui m'énerve le plus ? C'est qu'on n'a même pas eut notre mot à dire. Pas de référendum, rien. De toute façon, notre facho de président avait les pieds et les points liés...  

Thibault se tut soudain et baissa les yeux, comme s'il venait de dire quelque chose de trop. Il soupira, tentant de chasser la colère qui bouillonnait dans ses veines.

- Thibault ?

- Noor, il vaut mieux que tu oublies ce que je viens de dire. Et qu'on change de sujet, d'accord ?

- D'accord, murmura la jeune femme, incrédule.

La quiche était prête. Noor se mit à genoux pour régler le four, munit lui aussi d'un petit écran tactile. Elle sélectionna parmi plusieurs options le mot « tarte », puis introduit le plat dans le four. Son frère était sorti de la cuisine et mettait le couvert dans le salon. Elle alla le rejoindre et fut surprise de le trouver plus détendu. Il sourit :

- Eh, Noor ! ça va...je vais bien ! arrête de me regarder comme si j'allais exploser d'un moment à un autre !

- T'inquiètes.

Ils se sourirent. Noor se sentit rassurée de voir que tout allait bien entre eux. Son frère reprit la conversation, d'un ton plus badin :

- Sinon Noor, tu n'as personne en vue pour l'instant ?

- Quoi ?! S'étrangla Noor

Thibault eut un sourire espiègle :

- Allez ! Ne me dis pas qu'il n'y a pas un bel infirmier à qui tu fais les yeux doux !

- Et toi ? répliqua Noor. Une belle diplomate ?

Thibault éclata d'un rire joyeux.

- Non, dit-il. Pas de belle diplomate.

- Pas de bel infirmier pour moi non plus.

Ils s'installèrent à la table. Thibault sortit une bouteille de rosé, Château Brulesecailles. Il fit goûter à sa grande sœur, l'air professionnelle. Puis, il se lança dans l'une de ses explications dont il avait le secret, et que Noor fit semblant de comprendre, hochant la tête lorsqu'il lui posait des questions. Ensuite, il lui parla brièvement de sa journée. Ce fut alors son tour de raconter la sienne. Elle lui parla d'Ariane et de sa maudite joie à l'annonce de LA nouvelle. Elle lui conta sa gaieté lorsque M. Robert lui avait parlé, et son agacement envers sa chef. Bref, ils bavardèrent pendant deux bonnes heures avant que Thibault annonce qu'il allait bientôt devoir partir. Celui-ci l'aida à débarrasser la table, à ranger la cuisine. Il hésita devant un café, puis accepta finalement. Il resta une heure encore, avant de se décider à quitter les lieux pour de bon, laissant sa sœur pleinement heureuse.   

Paris 2084 [En pause définitive désolé]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant