La Justice. C'est une notion qui parait tellement vieille aujourd'hui. Un mot oublié, un conte, une légende, une lubie d'âges passés où le monde avait encore un sens.
Je suppose que je viens de ce monde-là. Depuis ma plus tendre jeunesse, j'ai cru à une société régie non pas par l'amour, l'amitié, la morale, la peur ou la haine, mais par la Justice. Je n'ai jamais été de ces jeunes filles promptes à se laisser aller à leurs sentiments. J'ai toujours su que pour réussir, pour devenir quelqu'un, je devrai me montrer forte, impassible, et plus dure que tous les autres. Dure, mais juste.
Le secret de la réussite d'une civilisation ne réside pas dans les bonnes intentions, les vœux pieux ou les bons sentiments. Seule la Justice compte. Elle permet de bâtir un monde meilleur, droit, équitable, un monde où le bonheur devient possible. Du moins, je l'ai cru.
Où se trouve la Justice aujourd'hui, alors que je donne vie aux statues de Poudlard pour protéger le château où j'ai vécu toute ma vie ? Où se trouve la Justice, alors que j'envoie des enfants à la guerre parce qu'il n'y a personne d'autre pour combattre, parce tous les autres se sont résignés ou ont fui, et parce que le Mal est à nos portes ?
Combien de ces enfants vont mourir ce soir ? Et en quoi cela aurait-il été juste ?
La guerre change notre perception du monde. Je me suis montrée droite toute ma vie, avec pour seule récompense cet affrontement inéluctable. La Justice ne marche que si tout le monde s'y conforme. Dès qu'il s'en trouve un pour contourner les règles, le système est brisé, et les civilisations s'effondrent...
Voldemort a brisé les règles. Lorsque je pense à lui, j'imagine l'enfant qu'il a été. Je me demande à partir de quand il a été trop tard, pour lui. Etait-il voué à ce destin dès le départ ? Son sang a-t-il conditionné ce qu'il est devenu, comme une tare perpétuée de génération en génération, inévitablement ?
Je ne veux pas croire à cela, mais l'alternative semble encore pire. L'alternative serait que Voldemort ait un jour été un enfant comme les autres. Tom Jedusor, né petit, seul et fragile dans un orphelinat Moldu, abandonné par le monde. L'alternative, ce serait que nous ayons échoué. Que nous ayons laissé cela arriver alors qu'un autre chemin aurait pu se présenter à lui durant ses plus jeunes années...
Parfois, je regrette de ne l'avoir pas connu à cette époque, de ne pas avoir été son professeur. Je me demande si j'aurais pu faire une différence, si j'aurais su voir la douleur et le mal en lui. Etait-il vraiment trop tard ? Combien de vies aurions-nous pu épargner ?
Il m'est arrivé plusieurs fois, tard le soir, d'entretenir des discussions à ce sujet avec les rares enseignants qui l'ont connu. Albus affirmait que le petit garçon rencontré à l'orphelinat semblait sombre et maussade, enclin à de la cruauté enfantine, mais rien qui ne laissait présager sous ce visage angélique les traits d'un mage noir... Horace, lui, fuit le sujet dès que je tente de l'aborder, mais il a reconnu lui-même dans ses instants d'ébriété avoir succombé au charme du jeune Serpentard de l'époque...
Cette pensée me fait frémir, et pourtant, il y a quelque chose de profondément humain dans cette faiblesse de vieil homme, qui a cru voir ce qu'il voulait voir dans son jeune élève...
Toutes ces pensées sont futiles aujourd'hui, je ne le sais que trop bien. Songer à ce qui aurait pu être ne changera pas le cours de la guerre, ni ce qui nous attend ce soir. Mais il y a quelque chose d'ironique à songer que j'ai œuvré pour la Justice toute ma vie, alors que la plus grande injustice de toutes se tapissait peut-être là dans l'ombre, ignorée du monde entier, grandissant, noircissant, pour devenir le mage noir qui frappe à nos portes aujourd'hui... Peut-être que durant toute ma vie, je me suis trompée de combat. Peut-être que je m'apprête à le payer cher ce soir...
Je contemple les statues partir à la bataille tandis qu'autour de moi, la défense s'organise. Où que se pose mon regard, j'aperçois des gens que je connais, des élèves, des êtres qui sont chers à mon cœur, que je fréquente depuis des années... Quelle que soit l'issu de ce soir, il y aura des pertes. Je souffrirai, des proches souffriront. D'autres ne seront plus là pour ressentir cette douleur, parce qu'ils seront morts... Il y a quelque chose d'irréel dans ce calme avant la tempête, dans cet instant de flottement, juste avant la fin du monde... J'ai l'impression de faire une longue chute, et le sol se rapproche, de plus en plus vite.
J'aperçois Potter du coin de l'œil. Mon cœur se serre en voyant ce qu'il est devenu. C'était un garçon si joyeux, si plein de vie autrefois... Aujourd'hui c'est un homme, mais je ne le reconnais plus. Pour un peu, je lui trouverais le même regard dur et terrible que celui des Mangemorts que nous avons dû supporter dans l'enceinte du château pendant ces derniers mois. Il n'a plus le regard d'un être humain qui se bat pour sa vie, ses proches, et qui cherche à survivre. Il a le regard d'un guerrier. Il ne voit absolument aucun avenir au-delà de cette nuit, il s'est focalisé sur sa mission et il l'a acceptée, quelle qu'elle puisse être. Je crois lire sur son visage qu'il ne pense pas voir le Soleil se lever, demain matin... Cela me brise le cœur aussi sûrement que les morts à venir.
Comme Tom Jedusor, Potter a été un petit garçon innocent un jour. J'ai connu ses parents, j'ai aimé James et Lily et leurs imbéciles d'amis, parmi mes élèves les plus chers... J'ai aimé ce garçon. Si la vie m'avait donné des enfants, j'aurais sans doute aimé avoir un fils comme Harry. A défaut, je l'ai aimé lui, et je ressens, au plus profond de ma chair, que je donnerais ma vie pour lui... Je ne suis peut-être pas la plus affectueuse ni la plus chaleureuse des femmes, mais je sais que je l'aime, et je sais qu'il le sait. Nous pouvons compter l'un sur l'autre, dans ces sinistres jours... Mais je crois qu'il ne veut pas de mon aide.
Potter s'est détaché du reste du monde. Depuis qu'il est arrivé, il a à peine jeté un coup d'œil à Ginny Weasley ou à ses éternels compagnons, Ron Weasley et Hermione Granger. Il s'est détaché de tout ce qui n'est pas Voldemort. Si nous survivons, que restera-t-il de lui après cette nuit ? Où sera la Justice pour Harry Potter ?
Tuer le Seigneur des Ténèbres, venger ses parents : cela sera-t-il sa finalité ? A quel point cela le transformera-t-il, dans son cœur et dans son âme ? A-t-il un autre destin, a-t-il le choix ? Où est la Justice qui fait peser sur les épaules d'un si jeune homme le salut d'une nation toute entière ?
J'aperçois Drago Malefoy qui s'enfuit dans la direction opposée, en priant qu'on l'oublie, le visage couvert de suie... Les mêmes questions se posent sur lui. Pour lui aussi, peut-être aurais-je dû voir quelque chose, faire quelque chose... Protéger ces enfants de la guerre alors même que le reste du monde faisait tout pour les y précipiter... J'ai vu Drago Malefoy fondre et se décomposer sous mes yeux, je l'ai vu sombrer dans la crainte maladive et le dégoût de lui-même en sachant parfaitement ce qui lui arrivait, et sans rien pouvoir y changer...
Il n'y a pas que du mauvais en lui. Comme Potter, comme Weasley et Granger, comme tous ces jeunes réunis ce soir, il porte le sceau d'un destin qui œuvre à sa perte. Peut-être que quand le Soleil se lèvera demain sur les ruines de notre champ de bataille, lorsque la guerre aura basculé et que la lumière éclairera les vainqueurs, quelle que soit l'issue, nous aurons tous perdu. Peut-être que dans le sang versé, il n'y a pas de victoire, finalement. C'est sans doute cela, l'injustice de trop.
Nous tous, nous devrons vivre dans un monde qui a succombé à Lord Voldemort, ou qui a failli le faire. On ne se relève pas d'un tel traumatisme. Comment nos erreurs passées peuvent-elles se répéter ainsi, encore et encore ? Comment des hommes tels que le Seigneur des Ténèbres parviennent-ils encore à réunir des partisans après avoir déjà fait subir à l'Angleterre un règne de terreur sans précédent ? Comment pouvons-nous retomber dans nos anciens travers, sans recul sur le passé, sans avoir rien appris de nos mémoires, vidant chaque ancienne victoire de sa signification et de sa valeur ? Comment peut-on croire encore à la Justice, quand nos concitoyens eux-mêmes s'emploient à renfiler leurs chaines ?
Toutes ces questions sont balayées par l'urgence de la situation. Finalement, la guerre m'aura appris cette unique chose : dans la bataille, il n'y a pas de place pour la morale, pour les principes, pas de place pour la Justice. Il n'y a que soi et l'ennemi. Et celui qui viendra après. Et encore après. Il n'y a que la vie, et la mort, l'instant présent, et celui où l'on s'écroule.
Toute ma vie, j'ai cru en la Justice.
Mais la Justice n'existe pas.
�5u
VOUS LISEZ
Les Jeux du Sort
FanficTarot divinatoire : 22 cartes, 22 destins, 22 personnages. Une réécriture du tome 7 au prisme de la guerre, de la beauté, des triomphes et de la mort, de la fatalité... et de l'amour, peut-être ? (Suite de "Zodiaque").