Le Pendu

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L'heure est arrivée. Sans un mot, pas même un bruit. Comme le crépuscule qui tombe en traitre. Comme la lame d'un ennemi qui fend l'air et s'abat. Quand on passe une année entière à attendre sa propre fin, est-il normal de ne pas être surpris ?

Pendant toute cette année, je me suis senti spectateur de ma propre vie. D'autres forces, d'autres acteurs étaient en jeu. L'accouplement de dizaines de milliers de facteurs anodins, indiscernables, indissociables les uns des autres, a donné naissance à cette sinistre farce qui me conduit aujourd'hui droit à mon destin. Il y a une très nette différence entre observer le flot des évènements et se trouver pris dans leur cours. Lorsque l'Histoire se place sur votre chemin et décide de retenir votre nom, tout le reste de votre identité disparait. Mes désirs, mes aspirations personnelles, mes espoirs, mes craintes inavouées, tout ceci a disparu, englouti par le raz-de-marée fou furieux de la guerre qui me réclame comme tribut.

Au début, l'individu se rebelle. Il m'a fallu du temps pour juguler ma colère. L'année dernière, je m'insurgeais contre ce rôle qu'on m'avait dévolu sans jamais se soucier de ce qu'il m'infligerait. Je vomissais mes alliés et tous ceux qui brandissaient mon existence comme un talisman, censé ramener la paix par quelque obscure force mystique, en oubliant que je n'étais qu'un gamin de dix-sept ans sans famille et sans rien pour le sauver. Je brûlais de haine, brûlais de l'envie de détruire le monde entier, de prendre ma propre vie rien que pour les faire chier, tous autant qu'ils étaient, avec leurs espoirs égoïstes...

Je ne l'ai pas fait. En grande partie pour Ginny. Son amour est une malédiction, quelque part, quand j'y pense, puisqu'il m'a poussé à en vouloir plus. Plus de temps, plus de répit dans cette vie qui se dérobait déjà sous mes pas... J'ai appris depuis longtemps qu'il faut tuer l'espoir, qu'il n'y a rien de pire que de se nourrir d'illusions, mais ça n'y a rien changé. J'ai aimé Ginny, et pour elle, je suis resté. Jusqu'à ce que le poids de la guerre me tombe véritablement dessus. A partir de là, plus question de s'échapper. Ma colère s'est éteinte comme les derniers vestiges d'une innocence meurtrie, l'ultime caprice d'un adolescent que le monde entier avait refusé de voir, pour le brandir en héros.

Harry Potter est mort. Depuis des mois déjà. Il est grand temps que son corps aille le rejoindre.

Je soupire, essuie la buée sur mes lunettes à mesure que mes pas m'emportent silencieusement vers la Forêt Interdite. Il y a une forme de beauté et d'ironie dramatique à savoir que mon destin s'achèvera ici. Lors de mes multiples incursions dans la Forêt, malgré ses dangers, je n'avais jamais redouté d'y mourir. La pensée ne m'avait même jamais traversé l'esprit. Pourtant, rien ne me semble plus logique aujourd'hui.

Je tente d'analyser ce qui sommeille dans mon cœur, mais je ne trouve rien. Pas de peine, pas de peur, pas de chagrin. Je me sens comme une coquille vide. Le monde sorcier a enfin trouvé son champion, je l'incarne à la perfection : courageux, droit, dévolu à sa tâche et à son sort. Mais je ne suis plus rien en dehors de tout cela. Toutes mes émotions, tout ce qui faisait de moi un être humain, j'ai dû m'en départir. Une couche après l'autre, comme les impuretés d'une pierre brute que l'on taille pour obtenir le chef d'œuvre espéré. Je suis un chef d'œuvre aujourd'hui. Un triomphe de la tragédie. Mais de l'enfant que j'ai été, il ne reste plus rien. J'ai tout abandonné le long du chemin : ma colère, mon amour, mes amis. Même le cynisme qui me servait de bouclier parfois, la noirceur, l'alcool et le sexe, les mouvements vains et convulsifs de la proie qui se débat entre les mains du destin.

Comment aurais-je pu accepter mon sort avec de tels fardeaux sur les épaules ? Comment aurais-je pu faire autrement ? Lorsqu'on vous pousse de force au-dessus des autres, lorsque l'on veut faire de vous un être surhumain, il faut cesser d'être humain, voilà tout. J'ai tranché toutes les attaches qui me liaient à ce monde, pour lui dédier ma mort. J'ai tout jeté dans la lutte. Je me suis incliné : j'ai tué jusqu'au moindre instinct de survie, la moindre étincelle de fierté, pour accepter de mourir au nom de ces gens qui ne m'ont jamais rien donné, ne m'ont jamais vu pour ce que j'étais et ne me connaitront jamais.

Les Jeux du SortOù les histoires vivent. Découvrez maintenant