Le Soleil

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Ceci est un conte, mais ce n'est pas un conte pour enfant. La première fois que je me le suis raconté à moi-même, j'ai fermé les yeux en pleurant. La seconde fois, je l'ai raconté à ma fille. Mais jamais jusqu'au bout. Elle l'a entendu bien des fois depuis, et j'ignore ce qu'elle perçoit dans ses métaphores poétiques. Je crois que quelque part, j'espère qu'elle finira par deviner la fin. J'espère qu'elle devinera la fin avant qu'il ne soit trop tard, et qu'elle s'échappera.

XXX

Il était une fois un Soleil amoureux d'une planète.

Le Soleil était un être lumineux : il aimait le jaune de ses rayons, la chaleur de son cœur, sa surface bouillonnante de passion et de vie. Mais le Soleil vivait une tragédie : le Soleil était seul. Il regardait l'espace infini autour de lui et n'y voyait que du vide. Les rares météores à croiser sa route ne s'arrêtaient jamais pour le saluer, pire même : ils se précipitaient sur lui pour lui faire du mal. Mais le Soleil absorbait leurs attaques sans jamais se plaindre. Aux confins du ciel, il apercevait parfois l'éclat d'êtres semblables à lui, mais ils étaient si loin qu'il savait ne jamais pouvoir les atteindre. Alors le Soleil devint très malheureux, et sa lumière déclina.

Jusqu'à ce que se produise un miracle. Un jour, dans une explosion de roches et de gaz, une boule de roche se stabilisa dans son orbite. C'était une planète. Le Soleil n'avait jamais rien vu de tel auparavant : la planète était un concentré de magma en ébullition et de gaz toxiques, toute cabossée, toute neuve, mais le Soleil n'avait jamais rien vu de plus beau de toute sa vie. La planète le fascinait par sa différence : sa petite taille, sa sauvagerie et son existence explosive, la diversité qui peuplait son sein. Peu à peu, le Soleil darda son regard et ses rayons sur la petite planète, et la planète se mit à tourner autour de lui. Elle sollicitait sa chaleur, elle sollicitait ses pensées. Avec l'âge, elle devint une sphère parfaite et tout un univers se développa en elle, tout un écosystème fait de richesses et d'originalité, de joie et de dynamisme. Le Soleil aimait sa planète. Le Soleil entama avec elle une danse infinie, et pendant un temps, ils furent heureux. Un jour, la planète accoucha d'une petite Lune, et le Soleil, comblé, posa sur sa famille une chaleur bienfaisante.

Et puis un jour, la planète mourut. Un astéroïde la frappa de plein fouet, et tout ce qui faisait d'elle ce qu'elle était disparut dans une explosion de fin du monde : ses atomes se dispersèrent dans le vide sidéral, et il n'en resta plus rien.

Le Soleil pleura, pleura et pleura longtemps. L'univers n'avait pas encore inventé de mots pour exprimer son chagrin. Et puis un jour, le Soleil s'aperçut qu'il n'était pas tout seul. La petite Lune née de sa planète bien aimée était toujours là. Elle avait survécu à l'explosion, même si elle avait tout vu. Alors le Soleil prit la petite Lune dans son orbite et s'efforça de la réchauffer.

La petite Lune était triste, elle aussi. Mais elle voyait le chagrin du Soleil et elle tenta de l'apaiser. Tous les jours, elle se fit plus brillante et plus joyeuse et plus belle. Une nouvelle flore ne tarda pas à éclore à sa surface et à s'épanouir. Alors, le Soleil se dit que la petite Lune ressemblait décidément beaucoup à sa planète mère. Comme elle, elle était vive et différente. Pleine de rêves incompréhensibles, de beauté et de poésie. Il n'y avait pas trace de mort en elle, aucune trace de mal : rien que l'envie de vivre, d'admirer, et de rendre le Soleil heureux.

Le Soleil aimait sa petite Lune. Le vide laissé par sa bien-aimée planète ne se trouvait comblé que lorsqu'il dardait ses rayons sur elle. Mais toujours l'absence palpitait en lui, et cette absence avait rendu le Soleil malade : une partie de son cœur s'était effondré, son orbite avait dévié. Le Soleil ne savait plus quel était le cours naturel des choses, et peu à peu, il fit ce qu'il n'aurait jamais dû faire. Il regarda la petite Lune comme il avait regardé sa mère. De sa chaleur, de sa lumière et de ses rayons, il l'approcha, l'embrassa, la caressa, espérant retrouver cet élan de création et de vie, cet amour qu'il partageait autrefois avec sa bien-aimée planète.

Mais la Lune était trop petite pour subir ainsi l'attraction du Soleil. Ses rayons détruisaient la flore qui s'ouvrait en elle. Peu à peu, la Lune se départit de toute vie, de tout espoir, de toute joie. Elle renferma ses rêves en elle-même, mais son noyau durcissait lentement. La petite Lune devint une pierre morte. Toutes les nuits, son éclat nu brillait sous le regard de son père, mais toutes les nuits, elle mourait et se fossilisait un peu plus. Pourtant, jamais elle n'osa défier le Soleil. Il était son père et elle le savait malade. Elle savait qu'il l'aimait, même si c'était de la mauvaise façon. Elle savait que lorsqu'il posait les yeux sur elle, il voyait sa mère, et qu'il ne voulait pas réellement lui faire du mal. Elle savait qu'elle n'avait aucun autre endroit où aller dans ce vaste univers...

Le Soleil continua d'embrasser la petite Lune, et peu à peu, avec l'âge, il grossit, vieillit, gagna en lumière et en chaleur en même temps que sa folie. Le Soleil savait que ce qu'il faisait était mal, il savait qu'il aurait dû s'arrêter depuis longtemps déjà. Mais son cœur était brisé et son esprit avec lui.

Ainsi se termine l'histoire. Je n'ai jamais osé raconter la fin à ma fille. Mais moi, dans mes rares moments de lucidité où ma conscience me harcèle, je l'entends et je pleurs. Que tous les astres des cieux me maudissent.

Un jour, le Soleil finira par détruire petite Lune.

Les Jeux du SortOù les histoires vivent. Découvrez maintenant