Plante verte

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Aujourd'hui, j'ai cédé. J'ai cédé à une supplication qui dure non pas depuis des semaines, mais depuis des mois entiers. Aujourd'hui, j'ai amené Charles dans une jardinerie.

Ma principale réticence vis-à-vis de cette visite tient dans le fait que je n'ai aucune envie que notre appartement se transforme en forêt vierge, en jungle urbaine ou toute autre comparaison forcément foireuse. Je lui ai donc donné mes consignes, qui se résument à une phrase.

— Tu en achètes une, et si ça se passe bien avec elle, on reviendra.

Pour qu'il ne triche pas, je lui ai bandé les yeux sur le chemin, et il a glissé un casque anti-bruit sur ses oreilles quand nous avons pris le métro. Certaines personnes nous ont fixés de travers, mais je m'en moquais complètement. Je ne veux surtout pas qu'il revienne sans moi et que je me retrouve entouré de ses amies les plantes vertes.

— C'est injuste. C'est toi qui m'as donné ce surnom, et c'est toi qui m'empêches de réaliser mon rêve. Notre appart' est tout vide, il manque de vie. Il manque de vert.

— Le canapé est vert. Va falloir faire réviser ta vue, Charlou.

Il hausse les épaules avant de s'élancer dans les allées. Je le suis d'un coin de l'œil, ayant un droit de veto sur les plantes qu'il me proposera. Il commence immédiatement avec ce que je redoutais le plus : un cactus dressé, à plusieurs branches. Outre le fait que ce soit un symbole assez équivoque dans un appartement abritant un couple gay, il y a une deuxième raison quant à mon refus catégorique d'acquérir cette chose pleine de piquants.

— Tu es maladroit, et te connaissant, tu vas aller t'empaler sur ce machin. Je ne me vois pas t'amener à l'hôpital et m'occuper de toi sans me foutre de toi pour le restant de tes jours. Et puis... si tu veux le placer où je pense, on risque fortement de se le prendre et pas à des endroits très... sympathiques.

Charles blanchit et s'écarte vivement du cactus en se massant le fessier. Je pouffe dans ma manche, content que nous discutions en anglais. À chaque fois que nous sortons, c'est toujours comme ça. Cette langue nous permet d'être un peu plus libres, parce que nous la parlons couramment, et elle n'est pas forcément comprise par tout le monde. Par contre, à la maison, je lui fais travailler son russe sans relâche.

— Alors celle-ci ? J'aime bien ses feuilles.

Mes yeux se fixent sur le monstera, et je souffle bruyamment.

— Non, pitié, non.

— Quoi ? Qu'est-ce qu'elle a celle-ci ? Sa tête te revient pas ? T'es allergique ? Là au moins, tu peux pas me sortir que ça pique.

— Non, c'est pas ça. C'est juste que... c'est une plante clichée.

Il m'offre des yeux aussi ronds que des billes, et lâche la feuille pour se tourner vers moi.

— Hein ? Qu'est-ce que tu racontes ?

— Bah... on la voit partout sur internet ! Dès qu'on veut se représenter une plante verte, pouf, on met un monstera. Tiens, d'ailleurs, je suis sûr que si un jour quelqu'un écrivait notre histoire, sur notre couverture, il y aurait des monsteras. Donc non, pas de ça chez moi. Je suis pas un compte Instagram ambulant.

— Tu sais que tes réflexions vont hyper loin quand même. Quelqu'un qui écrirait notre histoire ? T'es au courant qu'on a vécu tout un tas d'aventures ? Notre bouquin serait épais comme une brique.

— J'en ai parfaitement conscience. On serait de vrais cale-portes à nous deux. Un cale-porte décoré de monstera.

Il se rapproche de moi en souriant. Je sais exactement ce qu'il ferait si nous étions chez nous, ou même au Royaume-Uni. Il toucherait son bout du nez, et il attendrait que je vienne le rejoindre pour l'embrasser. Malheureusement, ici, c'est impossible. Le lieu est bardé de caméras de surveillances, et je n'ai pas envie que nous soyons évincés pour attentat à la pudeur ou une connerie comme ça.

— Oh ! Et celle-ci ? Elle ne pique pas, et elle n'est pas instagrammable. Et oh la vache, viens toucher ses feuilles !

Il me dépasse en quelques secondes et va explorer le rayon derrière moi. Son attention s'arrête sur une plante grasse aux longues feuilles vertes, saupoudrées d'un peu de violet. Ses longs doigts naviguent sur le dessous des feuilles, et ses yeux brillent comme des lampions.

— C'est tout doux ! On dirait une peluche. Nan vraiment, Konstantin, faut que tu touches ça.

Je lève les yeux au ciel, mais je me déplace quand même vers cette plante étrange. La pulpe de mes doigts rencontre cette surface toute douce des feuilles, et c'est à mon tour d'imiter le poisson.

— Ah ouais, en effet. C'est impressionnant ce truc. C'est quoi la race de cette plante ?

Charles tourne tout autour du pot, à la recherche d'une étiquette nous indiquant son identité, mais il ne trouve rien. Revenant vers moi, il hausse les épaules avant de déclarer.

— Aucune idée. On peut l'appeler Toudoux !

Mon cœur rate un battement et cette fois-ci, c'est moi qui meurs d'embrasser mon vis-à-vis. Il est tellement adorable lorsqu'il est comme ça, et ça me fait regretter de ne pas l'avoir connu quand il était enfant. Il faudrait que je demande à Valentin des anecdotes sur les années qu'ils ont passées ensemble.

— Alors ? J'ai le droit de le prendre ? Avec celui-ci, pas de risque de se faire mal. C'est une vraie caresse sur la peau.

Je pose une main sur ses cheveux, profitant de ma grandeur, et lui offre le sourire le plus lumineux possible.

— T'as le droit de le prendre. Et t'as même le droit de l'appeler Toudoux.

Il lève les bras au ciel, avant de tourner sur lui-même.

— Yes !

Il se rapproche de moi, et m'indique de me baisser au niveau de sa bouche. Je fronce les sourcils, ne comprenant pas où il veut en venir.

— Je veux te dire un secret. Il ne faut pas que Toudoux l'entende.

Je souris délicatement, et m'exécute. Et la voix de mon petit ami résonne dans tout mon cœur lorsqu'il me glisse ces quelques mots, en français.

— Je t'aime.

Quelle plante verte, tout de même. 

Ciel de NoëlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant