Partie 5

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« J'avais passé une nuit mouvementée. Je n'avais pu trouver le sommeil. Le moindre bruit m'inquiétait et j'essayais d'en deviner toutes les provenances, mais j'étais dans un atelier de couture vide, couchée sur le sol d'un placard : ce n'était pas le lieu habituel pour dormir sereinement. »

« La nuit fut donc bien courte et peu reposante. Je guettais les premiers rayons de soleil pour me lever, me préparer et cacher au mieux mes affaires pour donner l'illusion que tout était comme d'habitude. Pendant mes insomnies, j'avais même inventé une histoire à raconter pour expliquer mon absence au travail. Mais à ce moment-là, je ne savais pas comment allait se dérouler la journée ; j'espérais qu'elle soit la plus habituelle possible, mais il n'en fut rien.»

« Au matin, j'étais sortie de l'atelier et je patientais au coin de la rue, un peu cachée, guettant l'arrivée des premiers couturiers. Quand il y eut assez de monde attendant devant l'entrée, je me dirigeai alors vers la porte de l'atelier. Nous attendions que M. Bertrand ouvre, mais à la place, nous vîmes sa femme. Elle arriva précipitamment, passant devant nous sans un regard, alors que nous tous, nous nous regardions avec des questionnements dans les yeux. Ce n'était pas normal que Mme Bertrand vienne dans les locaux. Tous les employés présents connaissaient peu cette dame, moi-même j'avais dû la croiser qu'une seule fois depuis que j'avais commencé mon apprentissage. Une fois à l'intérieur, Mme Bertrand demanda notre attention et nous expliqua que son mari avait dû partir, et que durant cette absence, c'était donc elle qui reprendrait la direction en attendant le retour de ce dernier. Nous étions tous un peu choqués par la nouvelle. Nous ne savions pas vraiment la raison de ce départ mais c'était ainsi et nous n'avions rien à redire. »

« Les semaines passèrent sans accroc. Le soir, je partais en même temps que tous les autres et j'arrivais à me faufiler dans l'atelier, une fois que tout le monde était parti et que Mme Bertrand fermait la porte. Les jours que j'avais ratés passèrent inaperçus face à l'annonce inattendue de notre nouvelle patronne. Au final, cela fut un mal pour mon bien. »

« Nous ne demandions pas de nouvelles de M. Bertrand, cela ne nous regardait pas et sa femme venait tous les jours, le sourire aux lèvres, preuve, à mon sens, qu'elle avait le moral et n'était pas déprimée par sa subite solitude. Mme Alice Bertrand, était une femme assez surprenante. Plus jeune que son mari, au moins d'une bonne dizaine d'années, elle était plus alerte, mais contrairement à lui, qui avait une dextérité exceptionnelle dans l'exécution de ses coutures, elle ne cousait pas. Mme Alice, comme elle souhaitait qu'on la nomme, n'était pas couturière de formation ; elle s'occupait plus du bon fonctionnement de l'atelier en gérant la paperasse. Et elle devait bien tout gérer, car depuis le début de la Guerre, aucun employé n'avait été remercié, alors que nous savions que tous les autres ateliers fermés les uns après les autres. Cela ne m'inquiétait guère car j'étais plus soucieuse de me protéger et de cacher la vérité sur ma condition actuelle. »

« Mais un jour, nous eûmes la réponse à cette dernière question, quand nous vîmes entrer deux soldats allemands habillés de leurs uniformes gris-vert. Le premier à entrer était un homme d'une quarantaine d'années, casquette sur la tête, de multiples galons décorant sa veste et ses mains, gantées, grinçaient à chaque mouvement de ses doigts. Le second, était bien plus jeune, son costume était plus simple, blond, les yeux bleus, il était l'exemple du parfait allemand. Leurs façons d'agir montraient qu'il existait un gouffre entre ces deux hommes : le plus jeune n'était qu'un second, il ouvrait les portes, tenait dans ses bras la serviette en cuir du gradé, baissant les yeux, étant presque invisible alors que le plus âgé se tenait bien droit, la tête haute. On aurait dit qu'il rentrait en terrain conquis. Sans mauvais jeux de mots. »

« Ces Allemands étaient en fait des clients de Mme Alice. Si notre activité de couture continuait à tourner, c'était parce que notre atelier faisait les costumes du général et des hauts gradés de la Kommandantur de la capitale. Je tombais de haut. Mme Bertrand travaillait avec l'ennemi ! Quand ces deux hommes passèrent près de ma machine, j'eus de suite un haut-le-cœur. Alors qu'ils rentraient dans le bureau qui fut anciennement celui de M. Bertrand et dont sa femme avait pris quartier depuis son départ, je me précipitai vers les toilettes pour vider le contenu de mon estomac. »

« Je ne comprenais pas pourquoi cette gentille dame avait accepté de travailler pour eux, alors que c'était de leur faute, de leur faute à eux, ces Allemands de malheur, si je me retrouvais sans famille, sans toit, sans avenir. J'étais perdue et la colère me remplissait petit à petit comme une bouteille qu'on remplit d'eau, jusqu'à ce que le liquide déborde du goulot. J'étais la bouteille et le trop-plein de colère allait se déverser. Mes oreilles bourdonnaient et je sentais les battements de mon cœur jusque dans mes tempes. J'étais aveuglée par la douleur et la haine, mais je n'avais pas la force, ni le courage de me rebeller. Et puis à quoi bon; cela aurait signé mon arrêt de mort, et je ne voulais pas mourir. De cela, j'en étais sûre. »

« J'eus raison de ne pas suivre mon déchaînement de colère, car aujourd'hui je n'aurais jamais pu écrire ces lignes.»


«Ni vivre les jours qui allaient suivre, et qui allaient changer encore le cours de ma vie. »



✒📓Quand la vie s'appelait Madeleine📓✒ { Terminé }Où les histoires vivent. Découvrez maintenant