Partie 8

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« La relation entre Werner et moi fut un mélange inextricable de sentiments et d'émotions. Aujourd'hui encore lorsque j'écris son prénom et que je repense à lui, je ne peux m'empêcher de laisser couler une larme. Car Werner, si fou que cela puisse paraître, fut mon premier grand amour. »

« Contre toute attente, nous nous sommes aimés. »

« Mais cela ne se fit pas simplement. »

« Pendant de nombreuses semaines, je suis restée très en retrait face à Werner, alors que ce dernier, - qui venait de plus en plus fréquemment seul dans notre atelier – discutait à chaque fois avec moi. Je ne le regardais que du coin de l'œil, et continuais à lui répondre qu'avec le minimum de mots. »

« Les jours où il accompagnait le haut gradé, Werner ne venait pas me voir ; il ne me faisait juste qu'un sourire et un signe de tête pour me saluer. Mais ces jours-là, il repassait en fin de journée juste avant la fermeture de l'atelier, apportant quelques papiers à Madame Alice. Et pendant que les couturiers partaient les uns après les autres, il en profitait pour se mettre près de ma table et discutait avec moi. C'était toujours des discussions anodines, mêlées à des questions sur moi. »

« J'étais prudente dans mes réponses, mais en même temps, et je ne savais pas encore trop pourquoi, je lui répondais avec de moins en moins d'appréhension. »

« Un soir, alors que je faisais semblant de quitter l'atelier au même moment que tous les autres travailleurs, et que je m'étais réfugiée non loin de l'entrée de l'atelier, attendant de voir passer Madame Alice qui quittait en dernier son commerce, je sentis quelqu'un me tapoter dans le dos. Et ma surprise fut grande quand je me rendis compte que la personne qui était derrière moi, n'était autre que le soldat Werner ! Mais il ne ressemblait plus du tout à un simple soldat, il avait troqué son uniforme pour des vêtements de civil ! C'était la première fois que je le voyais ainsi, et je mis quelques secondes à le reconnaître. »

« Dans mon cœur, c'était un concert de battements répétitifs. La peur, et très certainement un petit quelque chose de plus, me fit bafouiller :

- Mais qu'est-ce que vous faites là ?

- Je vous retourne la question, Mademoiselle Madeleine, me répondit-il. »

« Je ne pouvais pas lui dire que j'étais dans cette rue, cachée, pour attendre de retourner dans le cagibi qui me faisait office de chambre à coucher ! Mais, ma prudence venait de partir en un rien de temps, quand je vis les deux yeux bleus de Werner... Avec sa tenue de tous les jours, il ne m'inspirait plus cette inquiétude qui, sous-jacente, se cristallisait toujours lors de son arrivée dans notre atelier. Là, je le voyais avec un autre regard. Avec ses nouveaux atours, il ressemblait à n'importe quel autre homme ; sauf qu'il était un Allemand, et que, même si son accent trahissait qui il était à mes oreilles, mon cœur ne voyait qu'en lui beauté et gentillesse. Je ne sus ce qui se passa dans ma tête, - mais je pense qu'à ce moment-là, j'avais déjà plus ou moins succombé à son charme, - je me suis retrouvée à lui avouer la vérité : que l'atelier était aussi mon dortoir. »

« Alors que je pensais qu'il allait peut-être s'en offusquer, ou bien pire, il réagit en fait d'une toute autre façon. Il me demanda de lui montrer où j'habitais. Ma réponse négative ne se fit pas attendre, car je ne voulais pas qu'il puisse révéler mon secret. Cela était trop dangereux pour moi, mais le danger, j'en avais déjà mis un pied dedans quand ma conscience envolée lui avait avoué que j'étais dans l'illégalité en passant toutes mes nuits dans l'atelier. »

« Je ne savais pas trop quoi faire. Tout était synonyme de péril pour moi : rester dans la rue avec un Allemand pouvait me faire tort, tout autant que de révéler ma vraie situation à Werner. Mais, il me regardait avec un tel regard que j'étais déjà perdue, et à cet instant, la solution la moins périlleuse pour moi fut de l'emmener dans la fabrique de Madame Alice. »

« Nous entrâmes, et comme un voleur, je le fis enjamber la rambarde de la fenêtre que je laissais toujours ouverte. Sans dire un mot, épousant le silence qui nous entourait, il m'accompagna jusqu'au placard qui était devenu mon refuge. »

« Pour apporter un peu de luminosité, j'allumais un petit bout de suif. A la lueur de cette bougie, je vis un reflet vibrant dans les yeux de Werner. Il me regardait avec insistance, je sentais ces deux pupilles glacées qui me scrutaient. Je ne savais pas encore décrypter ces prunelles impassibles : avais-je eu raison de lui faire confiance ? Lui, cet Allemand, qui malgré un visage d'ange, pouvait être la cause de ma perte ? »

« Il brisa le silence en me demandant pourquoi j'habitais cet endroit. Je ne puis lui répondre car mes yeux se remplissaient déjà de larmes. Comment lui dire que mon désarroi était dû à ses compatriotes tortionnaires et malfaisants. Il approcha sa main de mon visage et essuya de ses doigts les rivières de mes pleurs silencieux. C'était un geste de tendresse que je n'avais pas ressenti depuis de longues semaines, un geste qui fit poser ma joue dans la large paume de Werner. Je m'abandonnais à un peu de douceur. »

« Nous avons passé une grande partie de la soirée à discuter de nos vies. Moi, lui révélant que j'étais orpheline – mais ne lui disant pas comment- et lui, me racontant comment il était devenu soldat. Ce n'était pas par choix ; d'ailleurs il ne comprenait pas cette guerre. Il ne comprenait pas pourquoi leur Führer avait toutes ses idées et pourquoi il en voulait tellement au peuple juif... Il m'avoua, que lui-même avait du sang de ce peuple : son grand-père était d'origine juive, ce qui faisait de lui un juif mais un juif allemand. Depuis le début de la guerre, sa famille avait eu extrêmement peur des retombées néfastes et de ce que cela pouvait impliquer. C'est pour cela que Werner s'était engagé. Il s'était dit qu'en étant dans l'armée il avait un peu plus de chance à protéger toute sa famille : il fallait juste qu'il omette une partie de son histoire familiale pour protéger les siens. »

« Il avait aussi ses secrets, et ses blessures. Il devait être dans le paraître, mentir sur ce qu'il était pour survivre, comme je devais mentir pour ma survie. Nous étions plus semblables et plus proches que ce que l'on pouvait penser. J'étais émue de le connaître, de partager avec lui ses secrets : il me faisait confiance et je devais en faire de même, mais pas de suite... Je voulais une preuve qu'il serait honnête envers moi, et la preuve serait qu'il ne dévoile à personne l'endroit dans lequel nous nous trouvions présentement, cette pièce qui me protégeait provisoirement de ce monde en perdition. »

« Pendant qu'il me parlait, je le regardais attentivement et j'observais les lignes de son visage. Il fallait bien l'avouer : il était beau mon Werner. Grand, élancé, ses yeux bleus étaient deux lacs au milieu d'un visage d'albâtre, une douceur qui me fit perdre raison et discernement. J'avais remarqué que sa chevelure, de la couleur des blés mûrs, était très souvent gominée, mais quand il n'en employait pas, - comme ce soir-là - ses cheveux étaient en fait un peu longs, et une mèche dorée venait cacher une partie de son visage. »

« C'est à partir de ce jour que je suis tombéeéperdument amoureuse de Werner. »

✒📓Quand la vie s'appelait Madeleine📓✒ { Terminé }Où les histoires vivent. Découvrez maintenant