Mes parents venaient de partir.
Juste avant leur départ, ma mère m'avait encore demandé si je voulais les accompagner. Je savais que si elle était aussi insistante c'était parce qu'elle se faisait du souci pour moi, mais malgré la peine que j'avais à lui en causer également, je me disais qu'au final ma mère comprenait. Mais ce n'était qu'une idée de façade, quelque chose qui mettait un joli voile sur la réalité.
Je balayais d'un revers de main ce tourment. Il ne fallait pas que j'y pense, je ne voulais plus être une déception.
Mon regard se porta dehors. Il faisait beau, le soleil dardait ses rayons sur la terrasse derrière la maison; je décidais alors de m'installer sur un transat et de profiter de ce temps idyllique pour continuer ma lecture.
« Il y eut plusieurs semaines d'affilées où les deux mêmes Allemands passèrent à l'atelier. C'était un véritable calvaire pour moi que de les voir se pavaner, mais les tissus et les coloris que nous avions à coudre sur nos machines ne laissaient plus de doute : Madame Alice était une collabo ! J'aurais voulu ne plus travailler dans cet endroit, participer à ces travaux de couture me donnaient l'impression que moi aussi j'étais devenue comme ma patronne, mais arrêter mon travail, voulait également dire que je devais quitter ce qui me faisait office de lieu de vie. Je rongeais mon frein. Je faisais semblant de ne pas voir les soldats allemands débarquer chez Madame Alice, de les entendre parler et parfois même, rire entre eux. »
« Est- ce que j'étais la seule à ressentir une trahison ? A l'époque, il était possible que non, mais entre nous, les petites mains, nous n'en avions jamais évoqué un mot. Le fait d'avoir un emploi dans une période perturbée par la guerre et d'avoir quelques sous pour essayer de survivre, même si ces derniers venaient de la poche des Allemands, rendaient les choses plus facile à ne pas voir et à taire. »
« Puis il y eut ce jour. »
« Alors que j'étais allée en réserve pour récupérer quelques coupons ainsi qu'un gros rouleau de tissu, et que j'étais chargée comme une bourrique, je fis tout tomber. A mes pieds, les tissus commencèrent à s'étaler et à se dérouler sur plusieurs mètres. J'étais énervée contre moi et ma maladresse, et alors que je rouspétais contre moi-même, à quatre pattes sur le sol pour tout récupérer, je vis une ombre près de moi. Mon regard se dirigea vers cette forme qui s'était projeté au-dessus de ma tête et qui emplissait mon champ de vision. C'était le jeune soldat allemand. »
« La peur me prit les tripes. Je ne voulais pas me trouver dans la même pièce qu'un de ces hommes. Paniquée, je pris précipitamment tous mes tissus dans les bras mais le rouleau étant définitivement trop lourd, retomba aux pieds du soldat. Il se précipita alors vers moi. Surprise, j'eus un mouvement de recul et je le vis ramasser ce que j'avais de nouveau fait chuter. Mais il ne fit pas que simplement m'aider, il commença aussi à me parler. J'étais tellement sous le choc d'être si près de l'ennemi que j'en devins muette et ne décocha aucun mot. Sur la défensive, mes yeux scrutaient ses faits et gestes et j'écoutais de loin ce qu'il me disait. Je remarquais tout de même qu'il savait parler français, et que malgré son accent germanique, son phrasé était clair et compréhensible. Il me demanda si j'allais bien et si je ne m'étais pas fait mal, et sans la force de lui répondre, ma gorge serrée par la peur, je secouais la tête de gauche à droite. Puis, il se tut, me donna tout ce qu'il avait ramassé par terre et partit en me souriant. »
« Ce fut ma première rencontre avec Werner.»
« Je ne connaissais pas encore son prénom, ce ne fut que plus tard qu'il m'en fit part. Et ce fut également à partir de ce jour que mon attention se tourna vers lui. Les jours où le soldat blond passait dans notre atelier, j'avais mon regard qui inexplicablement se portait sur lui. Pourtant je ne voulais toujours pas voir ces hommes, je voulais encore faire comme s'ils n'étaient pas là, mais depuis que le jeune soldat avait fait preuve de gentillesse et de mansuétude envers moi, il y avait dans ma tête une petite fêlure dans mon envie de les haïr, et de le haïr lui plus particulièrement. »
« Il avait dû remarquer que les jours où il accompagnait le haut gradé, je le fixais. Ce n'était pas moi, c'était mes yeux. Et lorsqu'il croisait mon regard, il se dessinait sur son visage un grand et large sourire. Dans mon esprit, plus je me répétais d'arrêter, plus je n'arrivais pas à détourner la tête. Je me posais tout un tas de questions à son sujet : Pourquoi avait-il été gentil ? Pourquoi m'avait-il parlé ? Pourquoi m'avait-il souri en passant à côté de moi la première fois et pourquoi continuait-il à le faire ? Et surtout pourquoi je n'arrêtais pas de le scruter ? Était-ce parce que je n'arrivais pas à me dire qu'un Allemand ne pouvait pas éprouver des sentiments de bonté ? Je me méfiais quand même un peu de lui. Je me disais que ce n'était encore qu'une ruse de plus de ces perfides Germains. »
« J'étais complètement chamboulée. Et ce sentiment s'accentua le jour où Werner vint me voir alors que ce dernier était venu, pour une fois, tout seul. Le haut gradé ne s'était pas déplacé et Werner venait simplement récupérer le nouveau costume de son chef. Le fait que ce jour-ci il eut été seul, joua beaucoup sur le reste de l'histoire, car cela lui permit de m'adresser à nouveau la parole. Contrairement à la dernière fois, je ne fis pas la carpe et je pus lui répondre. Mais la conversation fut quand même bien alimentée par ses propos.»
« Il me salua, et je le saluai en retour, puis il me demanda comment j'allais. C'était cordial, et quelque peu bizarre pour moi. Assez discrètement, et aussi un peu inquiète, j'essayais de savoir si quelqu'un d'autre dans l'atelier nous regardait converser. Je ne voulais pas passer pour ce que je n'étais pas, et je ne voulais surtout pas ressembler à Madame Alice. »
« J'étais devant mon poste de couture, tête baissée, n'osant pas tourner ma tête vers lui et n'osant pas le regarder. Il était l'occupant, il représentait ceux qui avaient fait de ma vie, un Enfer sur terre, et je savais qu'il fallait rester à sa place, qu'un petit geste ou qu'un seul mot, pouvait me mener dans d'autres contrées bien moins sûres pour moi. Mes réponses à ses questions étaient courtes et évasives. Elles furent diverses et anodines, me demandant depuis combien de temps je travaillais dans cet atelier, si je trouvais cela intéressant... Et puis il me posa des questions plus personnelles, celles qui me mirent le plus mal à l'aise. Comme me demandant mon âge et mon prénom... Mais que me voulait-il ? Est-ce qu'il me posait toutes ces questions parce que ma curiosité m'avait poussée à l'observer depuis plusieurs semaines ?
« Et puis je ne sus pourquoi mais après le flot de paroles et d'interrogations que le jeune soldat allemand m'avait fait part, je lui posai alors une seule et unique question qui clôtura notre première et véritable conversation : quel était son prénom. »
« Werner, me répondit-il. »
« Que s'était-il passé dansma tête pour que j'ose lui parler ? Mais instantanément, à l'évocation de sonprénom, il n'était plus un Allemand meurtrier et froid ; il était Werner, ungentil jeune homme blond qui discutait pluie et beau temps avec moi. »
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✒📓Quand la vie s'appelait Madeleine📓✒ { Terminé }
Ficción históricaClarissa, future étudiante en Histoire, passe ses vacances dans la maison familiale. Pas grand chose à faire durant cet été 2010... Cependant, lors d'un vide-grenier Clarissa va découvrir un peu par hasard un superbe ouvrage. C'est un journal intime...