Partie 11

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« Si j'avais choisi ce prénom c'était pour me rappeler toujours plus de Werner. »

« Garance, avant d'être le prénom de ma fille, était aussi le nom d'un rouge très connu des teinturiers et me rappellerait continuellement que l'amour entre Werner et moi était né au milieu des coupons de tissus, de toile et de rayonne. Ma fille Garance était la personnification du lien indéfectible qu'il existerait toujours entre mon Werner et moi. Je voulais qu'à chaque instant, il soit à mes côtés ; même si je savais pertinemment qu'il n'était pas réellement là. Par sa naissance, Garance représentait notre amour, mais j'avais également quelque chose qui, autour de mon cou et caché contre mon cœur, me rapprochait de Werner. Sa chevalière. Jamais je ne m'en séparerai, car ce bijou, qui avait connu sa peau et sa chaleur, symbolisait un souvenir auquel je me raccrochais : l'espoir qu'un jour je serais comblée et heureuse. »

« La guerre faisait toujours rage. Par chance, ma vie chez les Roche m'éloignait un peu de ce quotidien morbide. Ce n'était que lorsque j'avais mon enfant dans les bras, que je sentais que la vie pulsait à nouveau dans mon cœur. Plus rien n'existait. Seulement le sourire de Garance, les babillages de Garance, le sommeil de Garance, les pleurs de Garance. Elle était tout pour moi et ma vie s'éclipsait à celle de ma fille. »

« De temps à autre, nous pouvions voir des véhicules allemands traverser la campagne ; cela me retournait l'estomac à chaque fois que je voyais le dessin de leur croix passer devant le corps de ferme. Et de temps à autre, certains de ces convois s'arrêtaient devant le logis de la famille Roche. Le pire survenait quand ces derniers réclamaient une partie de nos récoltes et de nos victuailles, je sentais la colère qui montait. Que ce soit à Paris ou à la campagne, ici aussi, nous ne pouvions rien dire, ils étaient puissants et intouchables. Nous leur donnions alors ce qu'ils voulaient et ils repartaient, sans heurt. Quand ils étaient présents, j'étais bien plus apeurée que je n'avais de colère en moi ; car plus Garance grandissait, plus elle ressemblait à son père. »

« Alors qu'elle n'était encore qu'un nourrisson, elle ressemblait à n'importe quel autre bébé, mais rapidement je vis une différence : physiquement, elle était tout le contraire de moi. Quand ses cheveux se mirent à pousser d'un blond presque blanc et que ses iris bleus ne changèrent pas de couleur mais devinrent encore plus clair qu'un torrent de montagne, je fus la plus heureuse des mères de voir en elle le visage de mon bel amant. Mais la joie se transforma en une peur viscérale, surtout quand les Allemands passaient et qu'ils regardaient ma fille ; j'avais peur qu'ils voient en elle ses origines étrangères. Mais cela n'arriva pas. »

« Malgré ses instants qui me bouleversaient, nous vivions simplement Les Roche, Garance et moi. »

« Le temps passa. »

« En devenant une fermière accomplie, je subvenais aux besoins de Garance. Le travail des champs et l'entretien des animaux n'avaient plus de secret pour moi, ce qui me laissait à loisir, le temps de regarder ma fille grandir, dans l'insouciance de sa toute jeune vie. »

« Elle incarnait la joie même de vivre. Dans ses yeux, le bonheur pétillait.»

« Dès qu'elle sut se déplacer toute seule – et même à quatre pattes – elle ne résistait pas à suivre tous les animaux qui croisaient son champ de vision : poules, chats, chiens, chevaux, vaches... toutes ces bêtes étaient pour elle de grosses boules de poils qui échappaient à ses petites mains. La déception se lisait sur son joli minois quand ma fille n'arrivait pas à les attraper, et sa mignonne petite bouche se déformait sous ses pleurs. Sa moue abattue me rendait alors aussi triste qu'elle, et je me précipitais, bras tendus, pour la consoler. »

« J'adorais prendre Garance dans mes bras. J'aimais entendre son rire cristallin lorsque je la soulevais au-dessus de ma tête ; quand elle s'endormait sur moi, je pouvais alors plonger mon nez dans son cou pour y sentir son odeur. Sa douce parfum qui sentait le foin et le lait.»

« Cela faisait presque un an que je vivais chez les Roche, lorsque je fis une dernière rencontre qui changea encore le cours de mon existence. »

« Nous étions dans la période des vendanges de l'année 1943, et depuis plusieurs années, les époux Roche aidaient à ramasser les grappes de raisin pour un viticulteur qui avait une petite exploitation non loin de leur propriété. Comme j'étais « de la famille », je me mis à les accompagner durant les jours de collecte. Et c'est ainsi que je fis la connaissance de Victor Monnier. »

« Victor était le fils du vigneron chez lequel nous travaillions. Âgé de trente ans, c'était un homme de moyenne stature. Il n'avait rien qui le distinguait des autres hommes qui faisaient partie de mon entourage de l'époque : une coupe courte sur des cheveux bruns, des yeux marron presque noirs, il portait cependant une élégante moustache qu'il aimait se lisser lorsqu'il était pensif. A chaque fois que je le voyais faire ce petit geste de la main, cela me faisait rire. Et ce fut à cause de cela que nous nous parlâmes pour la première fois. »

« Si Victor était un des seuls hommes jeunes de la région qui n'avaient pas été à la guerre, c'était parce qu'il avait été réformé. La cause : une malformation au niveau d'un de ses pieds. C'était quelque chose qui ne se voyait pas de suite. Ce n'était que quand il se mettait à marcher qu'il claudiquait très légèrement. »

« La fin des vendanges approchait, et Victor était venu voir l'avancement de la récolte. Je l'avais déjà aperçu plusieurs fois entre les rangs de vigne, mais je ne pensais pas que ce dernier m'avait également remarqué, et surtout qu'il avait aperçu que j'avais découvert son tic gestuel. »

- Pourrais-je savoir ce qui vous fait rire, mademoiselle ? furent les premiers mots de Victor à mon encontre.

« Gênée, mais avec une effronterie que je ne me connaissais pas - les dernières années mouvementées que j'avais vécues m'avaient certainement aidée à la développer - je lui répondis franchement que c'était lui qui me faisait sourire, mais que ce n'était pas par moquerie, bien au contraire, je trouvais amusant de le voir ainsi faire. Et tout en joignant le geste à la parole, je lui mimais l'attitude qu'il prenait sans s'en rendre compte. »

« Quand il me vit le singer, il devint muet pendant un moment, puis l'instant d'après je découvris sa voix tonitruante quand il se mit à rire à gorge déployée. Je fis alors de même, et nous nous esclaffèrent tous deux de concert. Cela faisait un bien fou, car cela faisait très longtemps que je n'avais pas autant ri. »

« Victor Monnier, était un homme gentil, généreux et qui me faisait rire. »

« Les jours suivants, nous fûmes inséparables. Nous discutions ensemble, parlant de divers sujets. Il me racontait ses rêves, ceux qu'ils espéraient quand sonnerait la fin de la guerre et je prenais plaisir à l'écouter. Il songeait à descendre dans le Sud-Ouest de la France, sa famille ayant d'autres parcelles de vignes, et prévoyait y gérer son propre domaine vinicole. »

« Même quand le temps des vendanges fut fini, Victor vint me voir à la ferme. »

« Rapidement, il y rencontra Garance. Dès le début de nos discussions, je lui avais révélé que j'étais mère. Je ne lui avais pas menti à ce sujet car les omissions que je lui avais faites sur ma vie d'avant étaient suffisamment nombreuses, et Victor m'inspirait une certaine confiance. Les Roche, ne voyaient pas d'un mauvais œil que Victor s'intéresse à moi, et je constatais, à chacune de nos entrevues, que Victor me regardait comme Werner l'avait fait auparavant.

« Pour ma part, j'aimais bien Victor, mais jamais, plus jamais, je ne pourrais aimer comme j'avais aimé Werner. Il était et serait, pour toujours, mon seul et unique amour. Et cela, malgré les nombreux mois qui s'étaient écoulés, que je n'avais pas eu de nouvelles de lui, mais inlassablement, j'espérais un jour qu'il reviendrait vers Garance. Vers Garance et moi. »

✒📓Quand la vie s'appelait Madeleine📓✒ { Terminé }Où les histoires vivent. Découvrez maintenant