Chapitre 1 : L'arrivée

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 Nous allions avoir quatre gardes du corps. Deux pour ma mère, deux pour moi. Mon père n'en avait pas. Enfin, pas de personnel, mais sa fonction lui garantissait une surveillance toute particulière. Le héros de l'humanité ne pouvait pas être pris à la légère. Quel que soit l'endroit, il y aurait toujours beaucoup de personnes malintentionnées, pour qui la paix ne représenterait pas un gain suffisant. Alors quel que soit l'endroit, mon père ne serait pas en sécurité. De même pour les deux femmes de sa vie, comme il aimait si souvent nous appeler.

Mes deux gardes du corps étaient originaires du pays. L'un d'eux me sourit gentiment. Je voulu lui rendre son sourire, mais il avait déjà reporté son attention sur la foule. Dommage. Inconsciemment, je me rapprochais davantage de ma mère. Elle n'avait pas encore l'air très réveillée. Ça ne l'empêchait absolument pas de donner des détails sur tout ce qui se trouvait autour de nous. « Tu as vu comme ce panneau est coloré ! Ça doit être pour aider les voyageurs étrangers. Ce tapis roulant va drôlement vite, ça ne doit pas être pratique pour récupérer ses affaires, tu ne penses pas ? ». Je ne pris pas la peine de lui répondre, sachant parfaitement qu'elle répondrait toute seule à sa question. Elle se mit à caresser mes cheveux, plus par habitude qu'autre chose, avant de regarder son mari doucement. Il était en train de vérifier nos titres de séjour pour la quatrième fois.

Parfois, je me demande comment ils ont fait pour s'entendre. Joji Yoshita a toujours été très strict, sûr de lui et aussi coopératif qu'une huitre fermée. Il s'est toujours fichu de ce que pouvait vouloir les autres. Il a toujours agi sans se poser de question. Alors qu'Hannah... c'était tout le contraire. Emotive à souhait, elle possédait la gamme d'humeur la plus immense que je n'ai jamais connue. Elle a voué sa vie à s'occuper des autres sans se soucier des sacrifices que cela engendrait. Le seul point commun que j'ai pu leur trouver, c'est moi. Ils me considéraient, chacun à leur manière, comme la prunelle de leurs yeux.

Après qu'il eut vérifié une cinquième fois que nos papiers étaient en règle, mon père nous emmena à la voiture qui nous attendait depuis notre arrivée. D'accord, c'était plus une fourgonnette qu'une voiture, mais nos gardes n'allaient pas courir derrière l'automobile à chacun de nos voyages. De ce fait, la voiture n'était pas prévue pour trois mais pour sept. Et puis, il n'y avait pas qu'une voiture. Lorsque je disais que mon père était sous bonne garde, je ne mentais pas. Deux voitures blindées encadraient notre fourgonnette. Je déglutis. Pourquoi diable l'homme qui me servait de père tenait à nous emmener partout avec lui ? Aucune idée. Mais comme d'habitude, je ne pouvais que me plier à ses règles.

Je m'installais entre deux gorilles (sérieusement, être aussi musclé n'est pas humain) tandis que mes deux parents s'installèrent côte à côte. A l'avant, les deux gardes manquants. Je sentis à peine le démarrage. Au moins, le Japon respectait cet engagement, plus de moteur à combustion. Au-delà de ça, j'étais incapable de dire de quel moteur il s'agissait. Au grand dam de mon père, l'ingénierie n'était absolument pas ma tasse de thé. Il avait fait appel aux meilleurs professeurs pour me l'enseigner mais rien n'y faisait, je restais imperméable à cet art. Enfin, à cet art moderne. Je comprenais très bien la mécanique de base, mais dès qu'on me parlait d'automatisme j'étais perdue. Et pourtant, je savais qu'en étant la seule héritière directe de l'homme qu'était mon père, j'étais désignée pour reprendre l'entreprise.

Je n'ai pas vu ma mère s'endormir dès les premières minutes du voyage. Pourtant, elle avait laissé le véhicule dans un silence pesant. Il faut dire que depuis notre arrivée, elle était la seule à avoir parlé. Les gardes n'avaient pas le droit de prendre la parole à part pour signaler un danger. Et bien évidemment, j'avais interdiction de les déconcentrer dans leur tâche. Quant à mon père, il s'était perdu dans ses pensées. Tel père telle fille il faut croire. Ma mère se fichait bien de déconcentrer les gardes. A vrai dire, elle parlait plus pour elle-même que pour les autres. Elle a horreur du silence. Autant dire qu'elle était très mal tombée avec mon père et moi.

Je reportais mon attention vers l'extérieur alors que nous approchions d'une limite de zone touristique. C'était assez facile à repérer, nos gardes s'étaient tendus à vue d'œil.

Dans les zones contrôlées par les Yakuzas, les immeubles étaient presque noirs. La plupart étaient même assez délabrés. Et pourtant, j'avais toujours trouvé ces zones bien plus belles que les zones touristiques, où chaque immeuble était une copie conforme de son voisin. Où tout était d'un blanc immaculé. Où chaque coin de rue était surveillé. Et où aucune Histoire ne s'échappait. Tout était uniformisé. Comme dans chaque ville que notre nouveau gouvernement avait sauvée. « Il ne faut garder aucune trace du passé et avancer vers l'avenir ». Mon cœur se serra malgré moi.

La loi n'empêchait bien évidemment pas d'apprendre l'Histoire, mais les informations étaient triées pour ne garder que les grandes lignes. Il s'agissait simplement de comprendre le passé pour ne pas reproduire les mêmes erreurs. C'était la seule utilité que l'on pouvait tirer de l'Histoire. Je ne pus réfréner le frisson qui me parcourut l'échine. Pourtant, il ne faisait pas si froid dans la fourgonnette. Il faisait même plutôt chaud si on considérait que les deux montagnes de muscle qui me collaient devaient avoisiner les 40° Celsius.

- Tu devrais aller en ville avec Hannah. Ça te ferait travailler ton Japonais. D'après tes professeurs, tu manques de pratique. C'est une occasion rêvée non ?

Je sursautai en entendant mon père. Il se fichait de moi n'est-ce pas ? J'étais presque sûre d'être aussi tendue que nos gardes à cet instant. Comment je le savais ? Ils se sont écartés de moi.

- Bien sûr que non.

Je prenais sur moi pour garder un ton neutre. Il le savait pourtant que sortir dans les rues était ma pire hantise. Je vis mon père s'agacer immédiatement, réveillant ma mère par la même occasion.

- Tu seras dans les quartiers sécurisés. Et sous bonne garde. D'ailleurs, ce n'était pas une question, tu sortiras travailler la langue.

Je vis ma mère froncer les sourcils. Oh oui, dites-moi qu'elle va comprendre et m'aider. Je sentis mon corps se mettre à trembler. Des quartiers sécurisés hein. Mais bordel, comment pouvait-il croire que ce pays sera un jour sécurisé pour moi. Je fus obligée de serrer les dents pour calmer ma voix.

- Raison de plus pour ne pas sortir. Les locaux ne parlent pas japonais dans ces quartiers.

Ma mère se frottait le front comme pour essayer de comprendre ce qui était en train de se jouer. C'est quelque chose que je n'ai jamais compris. Mon père doit être l'un des hommes les plus intelligents de la Terre, mais dès qu'il s'agit de comprendre les sentiments, il devient plus con qu'une huitre. Non, réflexion faites, c'est trop dégradant pour l'huitre.

- Tu es une fille intelligente, alors arrête de faire l'idiote. Ce n'est pas un débat que je te propose. Tu sortiras avec ta mère, point. Et si tu veux négocier, ce sera avec les commerçants sur le prix de leurs articles.

- Joji...

Ma mère n'eut pas le temps de compléter sa phrase avant que son mari ne l'assassine du regard. Elle dévia son regard sur moi, désolée. Alors comme ça s'est décidé, je vais devoir foutre les pieds dehors. Formidable.


Little AngelOù les histoires vivent. Découvrez maintenant