0. Prologue

95 11 8
                                    

Une douce brise descendit sur les terres dévastées par la bataille. Les lourds nuages noirs furent percés par les poignards de l'aube, et le soleil revint enfin sur ces landes.

Les débris de centaines de créatures d'acier jonchaient le sol, plus ou moins détruits par le combat. Partout reposaient ces bêtes de métal, l'œil vide et les dents en sang. Quelques braises fumantes rougeoyaient encore, et des cendres incandescentes voletaient dans les airs.

Au sommet d'un tas de ces monstres automates, un mage était agenouillé face à une chimère unique. Le corps était à moitié normal, organique, mais l'autre moitié était animée de la même magie étrange et étrangère que les cadavres de métal sur lesquels ils se tenaient. Quelques râles rauques s'échappaient de cet hybride agonisant, comme la respiration difficile qui précédait le trépas. Ses yeux cherchaient la lumière du soleil, d'un ange, ou d'une quelconque forme de rédemption.

« Parle moi franchement, mon ami, commença alors difficilement cet être à moitié mort. Ai-je agi pour le mal ?

Le mage prit un temps pour réfléchir.
— Tu as agi de la manière qui te semblait juste, pour défendre une cause que tu estimais juste. Tu es seul juge de toi-même.

— Ne joue pas à l'idiot, cracha-t-il avec un filet de sang aux reflets métalliques. Tu sais très bien ce que je veux dire.

— Tu n'as pas agi pour le mal. Tu as mal agi, c'est tout. Tu voulais tellement changer le monde que tu t'es empressé, que tu l'as forcé à aller de l'avant, pour être sûr de le voir comme tu le voulais de ton vivant...

— ... c'est ironiquement ce qui m'a mené à ma perte, hein ? »
Ils restèrent tous deux silencieux au sommet de leur tas de cadavres, observant sans un mot les couleurs rosées du matin percer la couche de nuages qui paraissait si menaçante, il y a quelques temps...
Ils savaient que c'était là le temps des adieux, et qu'ils ne se reverraient que très improbablement, dans une autre vie.

« Ce fut... un honneur, que de t'avoir suivi, reprit alors l'agonisant.

— Je suis fier de ce que tu es devenu, mon ami.

— Elle reviendra, tu sais. Cette magie étrange, qui est arrivée avec moi. Elle reviendra, et je prie pour que le monde t'aie encore ce jour-là. Elle ne disparaîtra pas avec moi.

— Je tâcherai d'être là, alors.

— Quant aux artefacts que j'ai laissé derrière moi... Laisse-les. Comme reliquaires du temps où j'agissais "bien".

— Il n'y a pas de bien ou de mal, juste... »
Le mage n'eut pas le courage de finir sa phrase, l'hybride venait de rendre son dernier souffle. Sur son visage régnait à présent une sereine plénitude.

L'homme au chevet du défunt descendit le monticule de monstres de métal, pour rejoindre les autres, restés à l'écart par respect envers lui.
Ils n'étaient que trois, à l'avoir attendu ici après avoir sauvé le monde.

Une guerrière, un maître, et une reine. Trois, plus lui-même et l'homme de roche tombé au combat, ils formaient ceux qu'Estydaar tout entier allait bientôt acclamer comme "Légendes".
Aucun d'entre eux n'osa briser le silence que le deuil du mage portait, et ils restèrent muets pendant quelques temps, sous un ciel de plus en plus éclairé.

« Il est temps pour nous de formuler nos adieux. » finit enfin par prononcer le Maître des masques, d'une voix étouffée.
Il ne leur apprenait rien, mais il fallait que ce soit dit. Pour lui comme pour les autres.
Le Maître était une simple cape rouge et salie, sur laquelle était posé un splendide masque aux motifs orientaux. Parfois, un ou deux bras émergeaient des plis de son manteau, mais personne n'avait vu son réel corps, si tant était qu'il en possédait effectivement un.
Il manipulait une des magies les plus corruptrices qu'aie jamais pu connaître Estydaar; la magie des Masques. Elle lui permettait de changer de visage en changeant de masque, ce qui lui donnait des pouvoirs propre à chacun. Peut-être avait-il l'âge du monde, et porté plus de visages que l'on ne pouvait en voir en une vie. Cependant, en dépit de son présomptueux titre de "Maître", et contrairement à ce qu'il aimait laisser prétendre, il ne maîtrisait rien. Il exploitait ses masques autant que ces derniers se servaient de lui.

« Ce fut une bien belle aventure...» reprit alors, sur le ton de la confidence, la guerrière assise sur une des créatures d'acier abattues. Elle tenait le crâne chromé de ce monstre dans la main, face au sien, comme pour le défier du regard, bien que celui du mort soit éteint.
Izahkos, car tel était son nom, était une alfe noire unique en son genre. Elle ne combattait jamais seule, toujours accompagnée d'un étrange pouvoir; son ombre était dotée d'une volonté propre, et elles deux pouvaient invoquer des créatures à partir de formes dessinées par des ombres, quelles qu'elles soient. Profitant de ses pouvoirs, elle était armée de deux manches vides sur lesquels des lames obscures pouvaient être invoquées, mais les limites de ses capacités dépassaient grandement de simples dagues.
Lassée, elle jeta le crâne de métal sans vie par dessus son épaule, pour promener son regard sur les visages de ses compagnons.

La reine resta coite. En réalité, Selkhyf Shendar de son nom complet, n'était que princesse: jamais une dirigeante sérieuse n'aurait quitté ses terres pour s'engager dans une bataille dont l'issue pouvait s'avérer mortelle. Elle n'était même pas promise au trône, cadette d'une fratrie de quatre sœurs et deux frères, tous plus âgés et plus concernés par la politique et les guerres qu'elle. Armée d'un atlatl, un bâton muni d'un crochet aussi pratique pour propulser divers projectiles que pour se défendre au corps à corps, elle était sans doute la moins puissante des Légendes, mais sa détermination et sa pugnacité avaient beaucoup valu lors de leur aventure.

Il manquait l'homme de roche, l'Élu, un golem taillé dans le diamant le plus pur qui soit par son peuple afin d'accomplir une de leurs prophéties. Il avait été brisé en éclat, broyé par une dizaine de monstres d'acier. Personne ne l'avait vraiment connu; il était souvent muet, ne communiquant que lors des combats pour indiquer des stratégies.

Et enfin, le mage. Le Kaleina, tel qu'il se nommait lui-même. Il ne semblait appartenir à aucune race connue, et il se dégageait en permanence autour de lui une aura de puissance vue nulle part ailleurs. C'était lui qui était allé chercher les guerriers les plus puissants, à travers tout Estydaar, les invitant à le rejoindre pour contrer une menace pesant sur tous. Maintenant que cette menace était vaincue, le groupe n'avait plus vraiment de raison d'être.

« Merci à vous de m'avoir suivi, annonça le mage. Merci à vous pour votre confiance. Comme je vous l'ai promis, j'ai pour chacun d'entre vous une récompense, mais j'aimerais que vous voyiez en elles des remerciements de ma part.

Le Kaleina matérialisa entre ses mains un visage inexpressif et blanc, qu'il tendit solennellement au porteur de masque.
— Maître, vous m'avez demandé en contrepartie de votre participation le masque de l'un d'entre nous.

Les regards inquiets d'Izahkos et de Selkhyf se tournèrent vers le Maître, au visage de bois impassible.

— J'aimerais vous offrir mieux que cela. En remerciement pour vos efforts, je vous donne ce masque unique; grâce à lui, vous pourrez enfermer l'âme et les pouvoirs de la personne que vous voudrez, et ce, sans son consentement préalable. J'espère simplement que... que vous n'en abuserez pas.
L'étrange homme masqué accepta le présent du Kaleina, en s'agenouillant respectueusement.

— Votre majesté, poursuivit le mage, je ne peux rien vous promettre d'autre que ma bénédiction. À vous, votre lignée, et votre peuple. Je vous offre ma bénédiction, aussi bien que ma malédiction. Par vos simples mots, bénissez ceux que vous chérissez, maudissez ceux que vous méprisez. Puissiez-vous en faire bon usage.

Selkhyf le regarda d'un œil interrogateur, auquel le Kaleina répondit simplement par un regard sérieux.

— Enfin, à vous, fille de l'Ombre, je vous offre vos origines. Si un quelconque mystère entoure votre passé, par ma promesse je jure qu'il en soit délivré.

— Et vous ? osa lui demander Izahkos, nullement touchée par sa récompense.

— Moi, je vais rendre les fragments de l'élu à son peuple. Ensuite... Je prierai pour que nos routes ne se croisent jamais de nouveau. Je n'apporte pas de bons présages.
Allez, Légendes. Profitez bien du monde que vous venez de sauver. »

La Conspiration des OmbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant