V.2 Celles à qui l'on prive du jour

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Les chaines, au nombre de six, avaient toutes été brisées violemment, éclatées contre quelque chose - ou par quelque chose. Quel que soit le détenu de ce lugubre sous-sol, celui-ci s'avérait particulièrement puissant.

Un ricanement guttural résonna depuis les tréfonds de la cave, informant à Izahkos qu'elle n'allait pas tarder à rencontrer la responsable de ces bris.
Elle tira doucement un de ses poignards de son fourreau, tout en scrutant les ténèbres.

« Juju ? C'est toi ? » demanda la voix fluette d'une gamine encore indiscernable dans la dense obscurité.
L'alfe amorça une fuite discrète, espérant que la créature dont les glapissements s'approchaient ne l'avait pas encore localisée. Elle passa donc la herse et les portes dans le sens inverse, à l'affut de la moindre silhouette.

« Tu n'es pas Juju ? » lança le monstre à voix de fillette. Des cliquetis et des raclements percèrent l'oppressant silence, et leurs échos hantèrent les sous-sol tout entiers.
Découverte, Izahkos prit ses jambes à son cou en courant vers l'escalier qu'elle avait utilisé pour se rendre dans cette cave maudite.
Elle reconnut à peine une sorte de patte arachnide émerger de la pénombre, qui la heurta à la cheville. Elle trébucha et roula contre les pavés froids et humides qui recouvraient le sol.

Les bruits peu rassurants de couinements et de jappements la cernèrent, rendant impossible la localisation du monstre. S'il n'y en n'avait qu'un seul.
Izahkos se releva douloureusement et fit face au néant. Elle distinguait des mouvements chaotiques dans le noir complet, tout autour d'elle, comme si un buisson d'épines mouvant l'encerclait et se recroquevillait inexorablement sur elle.
Sans lâcher sa dague, l'alfe tendit ses deux bras vers le sol, colla ses poignets et étendit ses doigts. Une magie étrange s'accumula au cœur du pendentif qui pendait au cou de la Légende. La source des monstrueux gargouillis frôlait presque la mage quand la puissance accumulée dans son talisman fut relâchée.

Une vive lumière jaillit d'un seul coup, éclairant la cave si fort qu'aucune nuance d'ombre n'était permise. Dans les cinq longues secondes baignées dans cet éclat soudain, chaque surface était soit totalement éclairée, soit complètement caché par des ténèbres pures.
Cela permit, dans un premier temps, de faire reculer la créature de quelques mètres et de pouvoir l'identifier. Identifier était un bien grand mot, car le monstre n'était qu'un fatras anarchique et rachitique de bras tordus, de crocs et de pinces, le tout se tortillant partout sans la moindre coordination. Un branchage broyé par un troupeau entier aurait eu plus de sens que cette horreur.
Un seul détail pouvait ordonner ce chaos : du haut d'un prolongement squelettique était juché le torse d'une enfant, greffé à ce monstre sans nom et entouré d'un haillon sali et déchiré. Deux cornes décharnées perçaient le crâne nu du torse, et un œil laiteux trônait au centre de son visage.

La lumière obligea cette créature innommable à se replier dans tous les sens qu'elle occupait, mais eut un second effet : les mains déployées de l'alfe découpaient au sol la silhouette d'un oiseau ayant pour queue la dague de son modèle.
L'ombre ainsi formée se détacha du sol, prit du volume puis son envol. Les plumes de la créature se nimbaient d'un noir avide ou bien d'un blanc céleste, dont l'éclat perdura quelques secondes quand le médaillon perdit le sien.

Quand les ténèbres furent totalement rétablies, Izahkos voyait - distinguait, en fait - encore la créature brisée. Bien plus important, elle savait maintenant à quoi elle avait affaire.
Elle se tint, en garde, attendant le moindre mouvement offensif de l'horreur pour la tailler en pièce. Son volatile, lequel se déplumait assez vite par lambeaux de ténèbres, scrutait en vol stationnaire cette bête repliée comme un fagot de branches sèches.
L'alfe doutait que la lumière aie autant atteint cette abomination, malgré son existence souterraine, et imagina dans sa posture de faiblesse une forme de ruse malicieuse.

Le monstre se détendit lentement, comme un ballon que l'on souffle, ses trop nombreux membres titubants et hésitants. Le buste de la gamine peina à reparaître parmi ses prolongements osseux, mais ceux-ci s'écartant les uns des autres dévoilèrent finalement le clou de l'odieux spectacle. L'éclosion d'une rose majestueuse, qui n'aurait pour tout pétale que des tiges desséchées et bardées d'épines.
La carcasse squelettique de la petite fille ne se remettait -ou semblait ne se remettre - tout juste de la lumière. Si elle mimait l'aveugle et la souffrante, ses talents d'actrice dépassaient son horreur : Izahkos n'avait presque plus peur d'elle tant elle lui faisait pitié.  En ne regardant que le torse et en omettant les deux cornes mues en pinces qui ornaient son crâne - ce qui était, sans mentir, un gros effort en soi -, la pauvre petite suppurait la solitude et la souffrance par tous ses détails.

Cette petite fille, abandonnée et monstrueuse, Izahkos l'avait jadis été. Dans une moindre mesure, certes. Mais le regard - aveuglé - qu'elle lançait, cette étincelle d'horreur d'être seul avec le monstre que l'on est, elle la connaissait bien. Mieux que quiconque.

Izahkos se laissa attendrir. Une seconde suffit.
Une main à trois griffes - à moins que ce ne fut une gueule ? - se décocha et percuta le ventre de l'alfe, lui arrachant sa dague et son souffle.
Cependant, même en se relevant, le regard flou, pour assister à la subtile mise en charpie de son volatile, elle ne pouvait pas croire que la détresse du monstre était feinte. Pas entièrement.
Izahkos voulait l'aider. Elle voulait pouvoir l'aider. Cette horreur... c'était une sorte de rédemption placée sur sa route.

« Tu veux me tuer ? Tue-moi ! hurla la petite fille tout en ruant vers l'alfe à peine levée.

Une des atroces pinces se ferra à la cheville de la guerrière, la tirant l'instant d'après pour la faire chuter.
— Tue-moi ! Je ne demande qu'à mourir ! Détruis cette horreur qui souille notre monde ! »

Les griffes jaillirent de partout, de chaque côté de la proie, comme autant d'enfants qui voulaient arracher un jouet aux autres. Comme autant de seringues s'enfonçant dans les chairs de l'alfe. Comme autant de chaînes tendues dont l'utilité servait moins d'entrave que de torture.

Le buste de la gamine se dressa devant la charogne secouée d'Izahkos, s'apprêtant à lui porter le coup de grâce.
Mais leurs regards se croisèrent de nouveau. Et, pour la première fois depuis une éternité, la créature sentit se poser sur elle un regard sans peur ni pitié. Seulement de la compassion; seulement de la compréhension.
Il lui sembla même que cette intruse presque mourante comprenait sa peine.

Les pinces lâchèrent leur emprise, laissant leur proie s'effondrer - de nouveau - sur les pavés.
L'infâme fleur fanée se referma, comme un souffle, ébranlée par des sanglots grandissants.

Izahkos s'assit, tant bien que mal, aux côtés de la gamine.
« Je crois qu'on a beaucoup de choses à se dire, toi et moi. » initia l'alfe, avec un ton qui appelait à la confession.

La Conspiration des OmbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant