III.3 Rancœur étouffée

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Depuis l'extérieur, il aurait pu n'être pris que pour une cape surmontée d'un masque à deux lunes opposées et huit cornes, dérivant lentement sur un champ de bataille. Les rares rayons de soleil perçant les nuages lui donnaient un effet spectral, puisque le bas de son lourd manteau glissait sans un bruit sur les corps déchirés, et sans l'avancée régulière des pas.
Au contraire, vu de l'intérieur, c'était une tempête de rancœur et de rage.

Sa cause était juste. Il le savait, n'avait pas à se remettre en question, et d'ailleurs n'importe qui avec un minimum de bon sens se devait de le rejoindre en idée après la plus mince des réflexions.
Alors pourquoi devait-il se heurter à des ignorants, bien heureux du haut de leurs petites vies paisibles, et incapable de voir la vérité en face ?
Son Monde n'était peut-être pas aussi ordonné que le leur, mais par quel sorte de jugement ceux d'ici pouvaient-ils s'octroyer le droit d'exploiter les siens ?

Un instant, la colère prit contrôle de son corps, et son poing frêle percuta l'écorce d'un arbre. Le tronc, d'une trentaine de centimètres de rayon, fut pulvérisé sur place, et des arabesques rosées scintillèrent parmi les débris.

Parce que les Esprits enfermés dans les masques ne pouvaient pas parler pour se plaindre, cela justifiait leur esclavage ? Eh bien, il était là, il était Libre, et il avait des choses à dire !
Porte parole d'un monde soumis à la crainte du joug de ceux d'un autre monde, sur lequel ils n'avaient aucune forme de pouvoir...
Un rapport unilatéral, hiérarchique, monarchique. Des millions de formes de vie que personne dans ce monde ne voulait considérer comme autre chose que des matières exploitables.

Et même en expliquant tout ceci, même en avançant les plus solides des arguments, pas un seul de ces imbéciles ne fut capable de prendre du recul sur sa place de privilégié, et de comprendre que ce combat ne concernait pas uniquement sa petite personne de collectionneur excentrique et misanthrope bien-pensant !

De nouveau, la haine s'empara de lui, et il saisit de ses serres la chose la plus proche qui passa le périmètre de sa portée destructrice.

En Estydaar sévissaient, sur les champs de bataille les plus meurtriers et les provinces les plus miséreuses, des créatures liées aux divinités de la Guerre, Peur, Famine et autres maléfices. Les plus dangereux d'entre eux étaient d'une part l'horreur sans nom dont l'essence avait élu domicile dans un masque, et de l'autre un mille-pattes gigantesque dont les membres étaient tous dotés d'une lame acérée.

L'excès de rage du masque Libre le fit empoigner l'un de ces monstres guerriers au moment même où ce dernier se jetait sur lui pour le réduire en lambeaux.
Une fraction de seconde suffit à Libre pour lire divers sentiments à travers les trois yeux noirs de la bête.

L'appréhension sadique du meurtre se changea en surprise, la surprise en crainte, puis la crainte en peur, avant que la vie ne s'éteigne dans les orbites du démon. En effet, toute forme de jointure entre sa tête et ses myriades d'anneaux articulés avait été sectionnée.
Un léger soubresaut ébranla la structure insectoïde, avant qu'elle ne soit lâchée et ne s'effondre dans la boue.

L'image d'un sorcier sans visage abattant d'une seule serre l'une des formes de démon des plus meurtriers de tout Estydaar fut alors gravée dans les yeux des rares spectateurs de la morbide scène.
Makabra fut de ceux-là. Elle demeura bouche bée face à la créature qui venait d'occire le démon.

Ses fragiles jambes de gravats se posèrent sur la boue saturée de sang qu'était devenue l'ancienne plaine que deux armées avaient foulé de leurs bottes d'acier. Elles portèrent doucement Makabra, grandement inquiète vers le Sans-visage, dont le regard était plongé dans les trois orbites lacrymorphes du crâne de sa victime.
« Qu'êtes-vous censé être ? se demanda-t-elle un peu trop fort pour elle-même.

Le masque aux deux lunes pivota lentement vers la fée à l'air juvénile, comme la tête d'une effraie se tournerait vers sa proie. Ses griffes momifiées se replièrent dans les plis de son manteau, emportant avec elles le macabre trophée de sa colère.
— Je vous retourne la question, répondit-il empli de dédain.

— Excusez-moi, s'inclina la petite en s'écrasant devant la menaçante face masquée. Elle bafouilla à mi-voix, plissant sa robe sous ses doigts tremblants, sans oser relever son regard.
Je... J'ai été envoyée pour... vous trouver.

— Et je suis là. Qui donc vous envoie ? J'ai horreur d'avoir affaire à des sous-traitants, lâcha-t-il en glissant lentement vers la fée.

— Venez-vous réellement d'un autre monde ? osa-t-elle enfin demander.

— Je constate non sans plaisir que votre maître est bien informé. Vous m'en verriez ravi si je pouvais également obtenir mes réponses.
Une de ses serres jaillit de sa cape et se saisit avec force du menton de la pauvre fille, pour forcer son visage tétanisé par la peur à faire face aux deux lunes cornues du masque.
— Qui vous a appris que je venais d'un Monde autre que le vôtre ? articula-t-il en maintenant fermement sa prise.

— Un... un Changemasque, comme vous...

Une étincelle ardente s'alluma au creux des orbites sans vie du Sans-visage. En un battement de cil, ses griffes empoignèrent le cou nu et blême de la fée, et la soulevèrent bien au dessus du sol. Il essaya au mieux de paraître insensible et calme, mais il sembla que la mésentente l'avait fortement touché.
— Apprend-le ici et maintenant, misérable vermine. Je ne suis pas de la même race que cette raclure de Maître. Es-tu au service de cet exécrable bien-pensant, ou sers-tu une autre immondice masquée ?

Makabra ne put répondre, sa gorge écrasée par les serres et l'ire de Libre. Ses mains maigres blanchissaient en tentant de relâcher l'emprise écrasante, et ses jambes de roches se débattaient dans le vide. Ses forces la quittant peu à peu, ses membres de cristaux colorés se décomposèrent gravats par gravats.
— Vous... couina-t-elle alors que les couleurs quittaient à vue d'œil son corps déjà bien pâle.

— Je... ? insista Libre, comme s'il ne se rendait pas compte que sa force tuait son interlocutrice.

— ...n'êtes... pas... seul...

Les serres la lâchèrent, laissant quatre marques rouges et saignantes au cou de la petite fée, mais surtout la laissant s'effondrer, sans jambes, dans la boue du champ de bataille. Elle respira profondément, toussa quelques gouttes de sang, mais ne se remit pas tout à fait de ses émotions.

— Que veux-tu dire ? beugla Libre. Qui sers-tu, à la fin ?!
Il avait lâché sa proie pour évacuer sa colère sur un heaume d'acier trempé ramassé au sol, qu'il broya comme anti-dépresseurs avec une seule serre. Le crâne de feu son propriétaire y résidait encore, et le son de l'os réduit en miettes fit frissonner la fée haletante. 

— Il... essaya de dire Makabra, sa gorge encore déformée cassant sa voix.
Il y a... d'autres Mondes... Le Roi des Ombres... voudrait vous rencontrer...

La Conspiration des OmbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant