VII. 4 [1/2] La fin des rêves

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Des yeux incrédules virent ces encres noires flotter les unes vers les autres, formant les mâchoires et les pattes de monstres vaporeux.

L'un d'eux, complètement formé, bondit sur Izahkos, à peine relevée. La murène ténébreuse de l'alfe l'intercepta aussitôt, le déchiquetant dans sa mâchoire. Mais un second tharren jaillit dans le dos de la Fille des Ombres, son encre noire se glissant sous sa peau, entre ses lèvres. Les yeux de l'alfe, rendus vitreux par la peur, se figèrent.

Plus loin, en haut des gradins brisés par l'impact des comètes, d'autres de ces créatures se formaient. Elles rampaient en direction de la Mante Rouge comme autant de charognards éthérés autour d'une carcasse. La Mante, bien vivante encore, trancha trois de ces monstres d'encre avant d'être submergée. Dans un ultime espoir, ses membres joignirent son visage, et l'arrachèrent de son corps. Un masque, autant de chair que de bois, glissa à ses genoux, tandis que les tharren s'introduisaient en elle pour se délecter de son âme.

Libre se retourna vers Yrktral, un frisson de terreur dans le dos.
« Qu'est-ce que c'est que ça ? l'accabla-t-il. Pourquoi vos sujets dévorent-ils nos alliés ?

Le Roi des Ombres demeura interdit, les yeux écarquillés devant le carnage.
— Ce ne sont... pas... mes sujets...

— Que se passe-t-il, bon sang ?! explosa Libre. Je vous tiens responsable de cette débâcle !

Yrktral ne tiqua pas, inerte.
— Les... tharrens... lâcha-t-il en guise d'excuses, dévasté.

Makabra, battant des ailes pour se maintenir au dessus du champ de bataille, évaluait la situation. Du portail jaillissaient des dizaines de comètes tharrenides, s'écrasant partout autour de l'arène pour donner naissance à plus de ces monstres vaporeux. Profitant de sa hauteur, elle forma des lances pour clouer quelques uns de ces monstres d'encre au sol.
Le visage métallique de Haniwa se glissa à ses côtés, la faisant sursauter. Elle ne l'avait pas vu s'accrocher à elle.

« Que fait-on ? s'enquit le spectre, paniqué.

Calmant ses émotions en désordre, Makabra analysa le chaos ambiant. Le calcul lui parut évident, bien que lourd de sens.
— On ne peut pas laisser le portail ouvert, admit-elle, le cœur lourd.

— Et les autres ?

La fée jeta un coup d'œil sur chacun. Libre conspuait Yrktral avec violence. Le Roi des Ombres demeurait immobile en observant ses rêves brûler, dévorés par la horde de plus en plus nombreuses des tharrens. L'épéiste oroborien·ne tenait sa position à grands coups de brand. Chacun de ses gestes était précis, méticuleusement calculé pour faucher un maximum de créatures sans pour autant s'exposer au danger.
Le Maître, confus et blessé, se défendait en tirant des foudres maladroites sur les ombres dévorantes qui s'approchaient de lui. En haut des gradins, les monstres s'amassaient sur le Changeface portant le masque du Raak'El.
Il n'y avait plus aucune trace du mage cyanophide, qui avait dû fuir dès lors que la situation s'était envenimée.
Makabra réfléchit, non sans abattre ses projectiles sur les envahisseurs.

— Nous devons nous regrouper, décida-t-elle. Pour affronter ces choses et organiser un plan.

Haniwa acquiesça.

— Je me charge du Maître et du Juju, indiqua la fée superviseuse. Mobilise Maram et les deux autres. »

Sur ces mots, l'ombre masquée bondit vers le sol, lacérant une poignée de nouveaux-nés tharrens à l'atterrissage.
D'un coup d'aile, Makabra survola le Maître, et le débarrassa de quelques de ces horreurs par des tirs millimétrés.
Le Changeface leva le visage vers la fée, hébété.

« Allez au centre de l'arène ! lui cria-t-elle entre deux envois.

— Qu'avez-vous fait ? répondit le Maître, l'air perdu. Vous avez condamné notre monde ! C'est ce que vous vouliez ? Vous... vous avez détruit ma collection ! rugit-il. Le travail d'une vie ! Je n'ai plus rien !

Makabra fronça ses fins sourcils, et atterrit en face du Sans-Visage, lâchant des rubans tranchants qui eurent raison des tharrens alentours. La fée empoigna le masque de bois du mage, et le tourna vers le champ de bataille.
— Regardez autour de vous, Maître ! Ce n'est pas le moment de pleurer vos visages ! Il n'y a plus d'autres camps que la survie, il n'y a plus qu'une option : battez-vous ! Rejoignez les autres au centre de l'arène, et nous y fermerons le portail ! »

Le Changeface, tremblant, hocha finalement la tête par tressaillements.
Makabra décolla à nouveau, non sans mitrailler quelques créatures supplémentaires au passage.
D'en haut, elle jeta un œil vers l'enfant au masque du Raak'El. Ces choses l'avaient déjà englouties, il était trop tard pour lui.

Haniwa jaillit, de manière ostensible, dans le dos de Maram. Cel·lui-ci comprit que le spectre agissait ainsi pour couvrir ses arrières, et poursuivit sa macabre moisson. Iel parla au masque de fer, son discours charcuté par les nombreuses coupes de ses arrêts temporels.
« Rien de tout ceci ne se serait produit si vous aviez pris les précautions que nous vous demandions, cracha-t-elle par à-coups.

— Cela est vrai, admit l'ombre masquée. Et nous paierons les conséquences de nos actes... quand nous aurons réparé nos erreurs. Makabra a besoin de tout le monde au centre de l'arène pour mettre au point une stratégie et clore le portail.

— Enfin une décision sensée, siffla-t-iel. J'en suis. Mais n'imaginez pas vous en sortir sans représailles. »

Satisfait, Haniwa plongea vers le Roi des Ombres et son Façonneur. Ce dernier hurlait au premier, qui lui, restait immobile, tétanisé.

« Vous deviez libérer votre stupide peuple de rampants inutiles, puis m'aider dans ma croisade contre les Changefaces ! Vous deviez m'offrir votre peuple comme armée pour que j'anéantisse ce monde d'esclavagistes sans valeurs ! Comment avez-vous pu, Yrktral ? Comment ?!

Libre remarqua la présence de Haniwa, et se tut un instant.

— Makabra demande à ce que tous se regroupent au centre de l'arène, pour refermer le portail.

Yrktral s'ébroua à l'entente de ces mots.
— Refermer le... ?
Sa colossale stature cornue se retourna vers la brèche noire d'où s'éructaient encore la pluie de comètes noires.

Libre rugit de colère, et frappa le crâne d'acier de Haniwa d'un revers de serre qui le catapulta quelques mètres plus loin.
Puis il se retourna, bouillonnant de rage, vers la Horde Singulière. Yrktral jeta vers son ami un regard suppliant, cherchant de l'aide dans les orbites imprégnées de haine du masque à double lune.
Libre attrapa de ses griffes les bords de son propre visage de bois. Puis, d'un coup sec, il se l'arracha.

Yrktral observa, subjugué, le visage de chair brûlé du Trésorier agonisant. Le Changeface, poursuivit son mouvement tout en s'effritant à vue d'œil, et retourna le masque qu'il tenait dans ses mains de telle sorte à en présenter l'intérieur au Roi des Ombres.
Le corps momifié du Trésorier bascula en avant avec une traînée de poussière. Le masque de Libre chuta avec lui, imposé par la force à Yrktral.

Une sorte de vague parcourut la Horde Singulière, incapable de saisir ce qui se déroulait. La silhouette cornue grossit subitement, tombant à la renverse. Jaillissant du portail, une comète noire, plutôt que d'être envoyée au loin, plongea droit dans la masse ombrageuse qui portait le visage de Libre. Puis une autre. Rapidement, l'averse tharrenide cessa de se déployer aléatoirement, et concentra ses tirs dans l'être fusionné.
Chaque comète apportait sa matière au monstre, qui évoluait seconde après seconde. Des bras amorphes jaillissaient de toutes part, certains fusionnant ensemble pour former des membres plus gros. Deux ailes poussaient, de longues griffes noires leur servant de plumes.
En quelques secondes, Yrktral - ce qu'il n'était plus - avait décuplé sa masse. Son apparence était passée d'un simple humanoïde grossier et cornu à une monstruosité draconique sur lequel un brasier de flammes violacées consumait la réalité elle-même. Une mâchoire gigantesque s'ouvrait sur les flancs de la bête, chacune portant en son bout un croissant de lune du masque.

Le reste des héros, regroupé au centre de l'arène, assista au développement chaotique de cette horreur cauchemardesque.
Le buste mutant du monstre se redressa, sur quatre pattes reptiliennes. Puis il leva le regard vers la pleine lune, et poussa depuis les tréfonds de son corps de ténèbres un rugissement triomphal.

La Conspiration des OmbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant