I.4 De nouvelles Légendes

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Son âme subissait un état... très difficilement descriptible.
Il se rappelait d'une des paroles de l'Écrivain, qui lui-même les tenait d'un autre, qui lui-même les tenait d'un autre qui ne devait pas non plus les avoir inventées.

"Les noms sont vides. Ils sont illusion. Ils sont simulacre d'idée. Ils ne font qu'enfermer leurs porteurs dans une attirante mais hasardeuse sensation d'identité."

Certains, pour parler de cette sensation, la comparait à un lac. L'âme était un lac.
Les pluies apportaient au lac une eau pure, des expériences, des vécus, des connaissances, des exemples, des modèles, des idées, des sentiments, des réactions. Tout ce qui constituait l'âme était dans le lac.
Il avait l'impression d'avoir ouvert une digue, ou qu'une digue s'était brisée en lui, et que des eaux étrangères se mêlaient aux siennes. Il ne savait pas quels souvenirs ni quelles pensées sortaient de l'eau de son lac. Cette réflexion venait-elle vraiment de lui-même, ou jaillissait-elle du lac de l'autre ?

L'impression de ne pas être soi-même, de ne pas pouvoir s'affirmer que son esprit était forteresse inviolable, mais une citadelle changeante, métisse, hybride, bicéphale. Qui était-il ?
Qu'est-ce qui venait de lui ? Il ne pouvait pas se défaire de ces questions, mais savait bien qu'elles n'étaient pas pertinentes.

Il fallait juste qu'il retrouve son "nom". Il se rappelait d'un titre hautain, qui pourtant voulait simplement dire qu'il dirigeait ses pensées. Le Directeur ?
Non. Cela ne lui disait rien. Le Capitaine ? Il aimait bien mieux.

Le Maître. Oui, c'était cela; il était le Maître, et n'était pas fou. Il maîtrisait la magie des masques, et ne se laissait pas engloutir dans les pensées d'un autre. Il ne se dissolvait pas dans les pensées d'un autre. Son âme n'était pas un lac de tempête, aux flots incapables de constituer une pensée construite. Il y avait tellement d'eaux différentes dans son lac qu'il ne pouvait pas savoir lesquelles étaient celles du "premier" Maître, il avait porté tant de visages, de noms, d'identité entières...

S'il se croisait à ses débuts, sans doute ne se comprendrait-il même pas. Peut-être seraient-ils ennemis. Mais les idées, comme les gens, viennent à changer avec les événements.

Il s'accorda enfin le droit d'ouvrir ses propres yeux. Il était allongé sur le sol d'humus humide, jalonné ça et là de feuilles mortes et de fragments des masques qu'avaient été ses misérables soldats de bois. Des "Chasseurs de Visage", pensa-t-il en se maudissant lui-même pour avoir eu recours à cette magie. Il profita de son équilibre fraîchement retrouvé pour arracher son masque rouge, ce qui ne fut pas sans une certaine résistance de ce dernier, et enfin retrouver son ancien visage.
D'un second regard, il chercha vainement une quelconque trace de l'esprit d'un autre monde qui avait gagné le corps du Trésorier.

D'un autre monde. "Un monde d'esprits, où le fond prévaut sur toute forme."
Il allait revenir. Il constituait une menace envers toute la communauté des Changefaces, et peut-être même envers Estydaar tout entier.
Tout comme l'Avatar du Techne d'il y a... presque cinq ans, à présent. Que le temps passait vite...

Il se releva, lentement afin de ne pas s'écrouler, et vacilla plus qu'il ne marcha vers sa propre demeure. Les quelques vagues qui remuaient encore dans son âme se traduisaient par des vertiges soudains, mais ceux-ci s'estompèrent durant sa longue déambulation.

Le Kaleina était venu pour lui, et pour chacune des Légendes, pour contrer la dernière menace. Mais cette fois-ci, il ne pouvait pas attendre que quelqu'un ne lui demande d'agir; il lui fallait lui-même mobiliser les Légendes, à nouveau.
Il n'avait revu ni Izahkos ni Selkhyf depuis leur séparation, et ne savait pas si ces dernières seraient enclines à le rejoindre.
D'autant plus qu'il n'avait pas été le plus sociable d'entre eux, à l'époque.

Les visages qu'il avait abandonné reposaient encore sur les murs, comme si absolument rien ne s'était passé. Les traces de son empressement étaient les seules preuves du danger d'il y a si peu. Il s'assit sur une chaise au dossier d'osier défait par le temps; relique de l'époque où cette vieille masure ne lui appartenait pas encore.
Son regard fatigué traversa l'intérieur de son ermitage. Une épaisse poussière s'accumulait sur le dessus des meubles, et les planches de bois épargnées par la vermine ou la moisissure étaient des plus rares.
Ses nombreux travaux sur les masques et ses expéditions dans les jungles du Raak'El l'avaient fait négliger cette vétuste chaumière qui lui servait d'abri...

Le Maître s'était également toujours demandé, en voyant le Kaleina agir sur le champ de bataille, pourquoi ce dernier avait tenu à recruter des mages, certes puissants, mais qui, même avec tous leurs pouvoirs cumulés, n'atteignaient pas un dixième des siens.
Il avait maintenant peut-être une réponse...
Le Kaleina les avait peut-être réuni une première fois pour leur donner l'impulsion de former les Légendes quand le monde en aura à nouveau besoin. En l'occurrence, maintenant.

Il allait avoir besoin de plus de Légendes que lors du premier rassemblement, pour combler la disparition du Kaleina et le bris de l'Élu.
Il serait l'instigateur de nouvelles Légendes, unies contre une nouvelle menace.

La Conspiration des OmbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant