La Conspiration des Ombres

VI.1 Un Monde d'idées

« Vous voulez dire que... non seulement vous avez échoué à leur voler le visage du Roi Singe, mais qu'en plus vous avez fui sans Izahkos ? »

Makabra et Haniwa restèrent muets, les yeux rivés sur le sol de roche du Royaume des Ombres.
Libre saisit un autre des nombreux masques qu'avait apporté le fantôme au visage de fer, et le réduisit en miettes en le serrant entre ses griffes. Sa rage n'en fut pas atténuée le moins du monde.

« De plus, vous nous informez que le Maître dispose à présent de ses propres larbins pour nous empêcher de mener à bien notre cause... dont le Raak'El ?

Makabra hocha légèrement la tête, dans un geste qui semblait plus être un sanglot qu'une confirmation. Il fallait dire que sur son cou s'étaient gravées de nouvelles marques rouges.

— Voyons le bon côté des choses, proposa la Horde Singulière. Vous vous en êtes sortis tous les deux, avez appris de quels pouvoirs dispose le Maître, et surtout l'avez privé de sa collection. Je suis navré que cela se soit si mal déroulé, nous aurions dû nous montrer plus prudent... »

Libre éclata un autre visage en y abattant son poing rageur. Sur un large plateau de pierre élevé à hauteur de bassin reposaient, sagement alignés, chacune des pièces de la collection du Maître et de l'Éleveur. À la droite de Libre, les visages étaient brisés, mais le masque libéré ne s'arrêtait pas dans sa tâche.

« Dites-moi, Libre, l'interpela Yrktral, sans doute pour calmer son allié. Nous avons longuement discuté de ce Royaume des Ombres, mais nous ne savons toujours rien sur le Monde d'où vous venez. Comment est-il ?

L'intéressé s'arrêta dans sa besogne, et se retourna, un masque parmi tant d'autres dans les mains.
— Dans mon Monde, les idées prévalent sur la forme. Chacun existe tel qu'il s'imagine soi-même. Les paysages eux-mêmes ne sont que les reflets des pensées de ceux qui y habitent.
Les concepts ont là-bas plus de valeur que ce qu'ils représentent ici, et aucun esprit ne peut cacher qui il pense réellement être. Ni aux autres, ni à lui-même.

Il semblait presque apaisé, le regard vide et perdu dans les yeux creux du masque qu'il tenait entre ses serres.
— Chacun de ces masques renferme soit l'un de mes semblables, enfermé par la vanité des Sans-Visage, soit une âme originaire d'Estydaar, dont l'esprit se retrouve scellé dans mon Monde. Lentement, l'esprit prend la forme allégorisée de son propre soi profond. C'est un procédé qui peut prendre des siècles entiers, dépendant de la façon dont l'esprit se voit.

— Et les Changefaces se nourrissent de cela ? demanda Makabra, dont la curiosité de ce nouveau Monde avait surpassé la crainte que lui inspirait Libre.

— Non. Les Changefaces n'en n'ont rien à faire, de l'esprit : ils n'exploitent que l'âme scellée dans le visage, laquelle renferme la magie.
Un Changeface qui pose un visage étranger sur le sien ne mélange pas son esprit, mais acquiert seulement les souvenirs de l'âme et les pouvoirs de sa victime. Aucun sentiment. Aucune émotion.

— Alors en quoi cela affecte votre Monde ? voulut comprendre Yrktral.

— Nous y perdions tous les jours des esprits, happés par leur magie criminelle. Et nous y accueillions tous les jours de nouveaux esprits, victimes de l'avidité des Changefaces. J'imagine que c'est suffisant.

Il resta muet quelques temps, dévisageant ce visage rouge et voilé aux bijoux d'or. Il semblait le reconnaître, comme si Libre pensait retrouver un ami perdu.
— Et, poursuivit-il, par le plus fabuleux des hasards, il me semble bien que l'âme de ce masque fasse partie des âmes d'Estydaar enfermées. Et que je l'ai connue, du temps où je vivais encore au Monde des Esprits. Avant que je ne sois scellé... »

Il caressa le front du masque de son pouce griffu, et une larme parut couler d'une des orbites de Libre. De tristesse, de joie ou de colère, ce n'était pas certain.
Alors que le Roi des Ombres posait une main compatissante sur l'épaule de Libre, le masque rouge se mit à trembler et à s'élever des serres qui le portaient.
« Elle m'a entendu... murmura Libre. Elle arrive... »

Le masque sur le point de se libérer s'illumina d'une aura rougeoyante, qui devint bientôt une lumière éclatante déchirant l'obscurité du Royaume des Ombres elle-même.
Bientôt cette clarté dessina la silhouette d'une fabuleuse mante religieuse aux proportions démesurées, avant de matérialiser progressivement le corps plus humanoïde de l'âme libéré.

Ni réellement une mante, ni tout à fait humaine, l'apparition encore nimbée d'une douce nitescence écarlate était un étrange entre-deux.
Son visage noble observait les alentours de ses yeux curieux. Un léger voile violacé soutenu par de fines chaînettes en or masquait ses traits à partir du nez, relié à ses longues oreilles pointues percées par de nombreuses boucles. Sous le voile, des formes douteuses remuaient, comme si la bouche de la créature était faite de mandibules agitées.
De son buste aux courbes sulfureuses pendaient de nombreuses chaînes purement esthétiques, et jaillissaient quatre membres déformés.

Les épaules autant que les hanches étaient à priori normales, bien qu'habillées de bandelettes blanches maintes fois nouées. Les bras, en revanche, rendaient plus honneur à la mante religieuse, puisque dans les quatre longs segments de chair vêtus de chitine qui formaient ses membres antérieurs étaient incrustées des cisailles affûtées. Le tout se pliait de la même manière que les bras de l'insecte carnassier.
Ses jambes se découpaient tout aussi étrangement, puisqu'après les cuisses et les mollets se poursuivait un segment incongru, doublé d'un doigt unique armé d'une griffe tout aussi aiguisée.

Elle atterrit sur le sol une fois pleinement formée, se réceptionnant sur une de ses puissantes pattes dans une pose de prédatrice.
« Mes amis, présenta Libre sans quitter cette apparition des yeux, je vous présente la Mante Rouge. Pourvoyeuse de justice, défenseure des opprimés, et avant tout grande amie... »

Les yeux d'Yrktral gardèrent gravée l'image de cette guerrière d'un autre monde qui, bien que ce ne fut que l'espace d'un moment, avait apporté la lumière dans le berceau des Ténèbres.