V.3 [2/2] Artifices

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Maram captura l'instant. Rien ne semblait plus bouger.
La créature masquée, à l'allure d'un poulpe aux fins tentacules, ou même d'un fantôme au vu de son aspect irréel, menaçait l'alchimiste de plusieurs de ses bras.

Ce·tte dernier·e ne s'en préoccupait pas. Pas pour le moment. Toute son attention était dirigée vers cette gamine, projetée depuis l'étage par des bras couverts d'une fourrure d'argent encore visible d'en bas.
Maram connaissait bien ses propres capacités, et même ses propres limites. Même en esquivant parfaitement chacun des filins assassins que lui envoyait le fantôme-pieuvre-Changeface fait d'ombres, iel ne pouvait pas espérer réceptionner la petite fille en robe blanche.

Parfois, distordre sa vision du temps ne servait à l'Oroborien·ne qu'à repousser l'inévitable, alors que la situation était perdue d'avance. Tant qu'iel maintenait le temps, la fille vivrait. Mais elle n'aurait même pas conscience de survivre plus longtemps, puisque le "longtemps" en question ne comptait que pour Maram.

Iel relâcha son continuum temporel, et s'élança, en dépit de ce que sa raison lui dictait, là où la fille devait atterrir.
Entre temps, cette dernière avait déployé de prodigieuses ailes de papillon, échappé à sa mort certaine, et un tentacule noir percuta Maram, trop concentré·e dans le sauvetage de cette inconnue pour jauger les attaques de son adversaire.

À son grand soulagement, le membre ténébreux n'était pas tranchant, mais simplement contondant. Extrêmement douloureux, assez puissant pour le·a projeter deux bons mètres en arrière, mais simplement contondant.

La créature au visage impassible scruta son adversaire au sol, sans profiter de sa position pour l'achever. Il avait l'air bien plus curieux qu'autre chose, en vérité.
Maram se releva, leva un œil vers l'enfant ailée qui avait troqué ses jambes contre des bras et semblait se battre contre son agresseur, puis accorda enfin son attention au sien.

Iel tira son brand, de facture oroborienne et gravé de runes alchimiques, et se mit en garde face au monstre obscur. Par la même, iel le mit en garde :
« Je n'hésiterais pas à faire usage de mon arme, créature ! Je ne sais pas ce que vous êtes ni ce que vous voulez, mais il y a sans doute une autre voie que la violence pour parvenir à vos fins !

— Complet... râla le monstre.
Sa voix sépulcrale ne sortait pas de son masque, mais semblait jaillir des vibrations de son corps entier. Au moins Maram, à défaut d'y comprendre quoi que ce soit, apprit qu'il était doué de parole.

— Qu'est-ce qui est complet ? demanda l'épéiste, sans lâcher aucunement sa garde.

— Complexe, reprit l'autre. Mes ressentis sont complexes. J'apprécie la fièvre du combat, mais je désapprouve les peines que je dois infliger...

— Rien ne vous force à vous battre. Avez-vous un nom ?

Le fantôme résorba quelque peu ses bras, et fouilla dans ses pensées obscures.
— Haniwa. C'est ainsi que m'a nommé le... Façonneur...

— Le façonneur ?

— Oui... merci. Je me rappelle, à présent. Mes ressentis n'ont pas plus d'importance que mes volontés. Je suis l'arme du Façonneur.

Un membre noir jaillit tel un serpent vers Maram, qui l'évita de justesse.
« Qui est le façonneur ? s'enquit l'Oroborien·ne, esquivant un deuxième assaut. Il vous a invoqué, c'est cela ?

— Créé, de toutes pièces. Je lui dois l'existence, je suivrai et serai sa volonté.

Maram para un tentacule de son brand, arrachant un cri de douleur distordu au Changeface.
— Écoutez, Haniwa. Je suis bien placé·e pour vous dire que vous pouvez être libre. Votre créateur n'a pas à tracer votre avenir, et - iel contra une autre attaque - vous seul devez décider des choix à faire, et même de la vie que vous voulez mener.

— Qu'en savez-vous ? rugit la bête d'ombres en lançant une salve d'assauts simultanés.

La réponse de Maram fut charcutée, puisqu'iel stoppait son temps entre chaque parage. Cependant, sa diction se faisait de plus en plus fluide, comme s'iel s'habituait aux pauses temporelles.
— J'ai. Fui. Mes. Géni. Teurs. Pour. Être. Ce que. Je. Suis. Comme, vous, je dois, ma vie, à des, excentriques, à des, expériences. Si j'en suis ici aujourd'hui, ce n'est pas grâce à eux.

— Alors... qui dois-je être ? demanda sérieusement Haniwa, sans pour autant stopper ses attaques, mais en creusant de plus en plus d'écart entre chacune.

— Vous-même.

— Je ne suis personne.

— Vous êtes conscient, vous ressentez, vous comprenez : vous êtes tout autant quelqu'un que quiconque, Haniwa. Vous trouverez bien un but autre que celui qui vous a été assigné, si toutefois c'est ce que vous désirez.

— Je dois avouer que je ne sais pas... »

La dernière frappe, sans volonté, avait été parée sans difficulté par l'épéiste. Le visage d'acier d'Haniwa, paraissant pensif, observait le sol, tandis que Maram soufflait enfin.

Un cri de guerre retentit d'en haut, et les deux regards se levèrent pour assister au spectacle. Un singe gris et masqué, à la fois colossal et svelte, avait bondi sur la fille-papillon, et l'emportait dans sa chute. Maram s'élança de nouveau pour secourir la jeune fille, mais la forme d'Haniwa s'allongea pour envelopper la fée dans ses tentacules, la séparer du primate grimaçant, et grimper à l'étage grâce à ses longs membres pour s'enfuir dans une des chambres là-haut. De là, sans doute s'échappa-t-il à travers une fenêtre.

Le singe roula au sol pour se réceptionner, secoua sa crinière d'argent décorée d'amulettes en tout genre, puis jeta le regard de son masque de bois à deux gueules sur l'Oroborien·ne, qui reprit sa garde, cette fois-ci bien moins enclin·e à la conversation.

La Conspiration des OmbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant