I.2 Souvenirs sous la pluie

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Le temps était pluvieux. Forcément, en cette saison, le beau temps ne pouvait pas durer une semaine.
Pas une averse non plus, mais au delà du crachin pour sûr. Ce n'était pas tout à fait désagréable, la pluie donnait une ambiance calme sous les lourds stratus grisâtres. Malgré ça, la terre battue des chemins se changeait peu à peu en boue; pour le moment, ce n'était que la surface qui s'imbibait de flaques, mais tôt ou tard, on ne pourrait plus marcher sans se couvrir de fange jusqu'aux genoux.

Mais pourquoi diable pensait-il à un sujet aussi peu important ?

Parce que le trajet était long. Il lui avait semblé plus court dans l'autre sens, mais pour une entité qui ne se déplaçait que très rarement hors de son ermitage, il n'était pas réellement dans sa zone de confort.
Tout ça pour au final apprendre qu'un Changeface fou errait en détruisant des collections entières, alors qu'il aurait simplement fallu envoyer des Chasseurs de Visages, ou même de bêtes pigeons voyageurs pour faire circuler l'information.

Les Chasseurs de Visages... beaucoup de Changefaces en invoquaient, lui trouvait cette pratique odieuse. Le principe était fort simple: donner un corps temporaire à une pièce de collection (le plus souvent, ils donnaient un simple mannequin en bois ou une cape débraillée), et leur intimer l'ordre d'aller chercher des âmes intéressantes à transformer, en leur promettant parfois de leur rendre leur vrai corps une fois leur service fini. Des chefs de rébellion, des personnalités notoires, des aventuriers populaires...
Une fois la proie trouvée, les Chasseurs leur offraient un objet pour mener l'âme ignorante jusqu'au repaire de leur maître. Une boussole, un pendule, une carte, des lucioles guidant le chemin, certains redoublaient d'inventivité pour amener leur future pièce de collection jusqu'à eux.
Ensuite... ensuite... le Changeface gagnait un masque. Qu'il ne mettra sans doute jamais, le posant simplement dans un cadre s'il est agréable à l'œil, ou l'entreposant avec d'autres s'il ne l'est pas.
Quant à la "proie"...

Au moins n'avait-il pas complètement perdu son temps, au final. Il avait prêté le masque du Roi Singe à l'Éleveur, dans le but d'essayer de sauver la sœur de Juju. Le pauvre...

Cela s'était déroulé il n'y a même pas six mois. Encore de simples enfants, Juju et sa sœur (personne ne se rappelait de son nom, la faute aux masques) n'étaient pas Changefaces. Ils exploraient la forêt en quête d'aventure, mais trouvèrent à la place l'ermitage de l'Éleveur, qui n'était pas chez lui.
Croyant tomber sur une simple masure délabrée et abandonnée, ils découvrirent la collection de Masques du propriétaire.
Et que fait un enfant face à un masque très détaillé de dragon ?
Il le met. Et constate avec stupéfaction qu'il se transforme réellement en dragon. Donc il essaie les masques de licorne, de chimère, de Jōgutse... et adopte toutes les formes de ceux-ci.
Puis, la sœur de Juju trouva un vieux coffre poussiéreux. À l'intérieur, délicatement posé dans un rembourrage de velours précieux, un splendide masque blanc aux formes étranges. Un visage pâle à la froideur de porcelaine, les yeux clos, avec un grand œil ouvert sur le front, et deux cornes tortueuses de part et d'autre de la tête.

Le mettre fut la pire erreur que quiconque pouvait commettre de toute son existence.

Le Maître respira un instant. Toutes ces pensées étaient douloureuses, mais il lui fallait les ordonner pour garder l'espoir.

Si les réunions des Changefaces ne présageaient que rarement de bonnes augures, il y avait une bonne raison. Le dernier rassemblement de ce genre avait pour but de mener une expérience unique.

Il y avait, partout sur Estydaar, des monstres singuliers que l'on nommait les "enfants spirituels", en accord avec des croyances anciennes. Ils étaient variés, mais leurs existences étaient les mêmes: un de ces monstres naissait de la terre, semait un carnage autour de lui en fonction de ses armes propres, puis se détériorait moins d'un jour après sa naissance, ramenant une paix mutilée. Ces apparitions étaient rares, bien que plus fréquentes en période de guerre, et rien jusqu'alors ne permettait de les prévoir ni de les empêcher.
Toutes étaient des fléaux qui frappaient d'un sceau de douleur le cœur des vivants, mais deux d'entre elles se démarquaient de par leur dangerosité; d'une part un mille-patte géant du doux nom de Faiblicide, qui naissait sur les champs de bataille pour en être le seul vainqueur, et d'une autre une abomination indescriptible faite d'os et de peau nue, mue par un chaos anarchique.

L'expérience menée par les Sans Visage consistait en la capture d'un de ces monstres dans un masque. Simplement pour voir si c'était possible. Avec du recul, les Changefaces n'étaient pas si loin des enfants qui jouaient avec des forces qui les dépassaient...
Quatre Changefaces périrent lors de l'opération. Ils avaient choisi le monstre sans aucun nom tant sa forme ne rappelait rien de semblable. Sans nom autre que le non-sens "Innommable", tel qu'était nommée cette horreur.

Quand cet Enfant Spirituel fut enfermé, après donc les quatre morts, le maître de cérémonie du nom de l'Ancien s'empara du masque et le mit. On n'apprit que plus tard qu'en enfermant ce monstre, ils avaient en réalité enfermé l'essence de tous les Innommables d'Estydaar en un seul sceau; ainsi l'Ancien dut être détruit afin d'éviter que le fléau ne se libère à nouveau.
Il fut décidé que l'Ebéniste taillerait autant de coffres et autant de répliques identiques du Masque maudit qu'il n'y avait de Changefaces intéressé par son pouvoir, puis les coffres furent mélangés et distribués au hasard pour que chacun reparte avec une réplique criante de vérité, sinon le vrai masque. Ainsi, chacun était satisfait, puisque tous pensait posséder l'artefact véritable, mais aucun n'était assez fou pour oser l'essayer.

Malheureusement pour la sœur de Juju, l'Éleveur avait hérité de l'original.

En dehors de tout cela, des rumeurs couraient sur les mystérieux pouvoirs du Roi des Singes, dont on disait qu'il pouvait invoquer et contrôler à sa guise des ersatz de Fils Spirituels dont la létalité n'avait rien à envier aux originaux.
Grâce au pouvoir du Masque que lui avait remis le Kaleina lors de la dissolution des Légendes, le Maître put enfermer les pouvoirs du Roi Singe (non sans une confrontation digne du combat contre les monstres d'acier des Légendes), l'espoir de sauver la sœur de Juju passant avant l'intérêt de tels pouvoirs pour son profit personnel. Ou même l'esthétisme, certes indiscutable, de l'œuvre d'art.

Ah. Il était arrivé à son ermitage.

Et un Changeface l'attendait au parvis de la porte.

Il le reconnut sans peine.

Le Trésorier.

La Conspiration des OmbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant