III.1 Sombres retrouvailles

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Depuis l'extérieur, il aurait pu n'être pris que pour une cape surmontée d'un masque alambiqué aux motifs orientaux, glissant paresseusement sur un chemin de campagne. Les rayons phéniciens d'un soleil mourant découpant sa silhouette lui donnaient un effet fantomatique, puisque le bas de son lourd manteau léchait sans un bruit la terre battue, et ceci sans l'avancée régulière des pas.
Intérieurement en revanche, c'était un souffle de frustration sur un vent de panique.

Selkhyf l'avait diplomatiquement congédié hors de son royaume. Pas de dispute, pas d'accroc; simplement une demande d'alliance qu'elle avait décliné, et avec ses raisons.
Des raisons propres et justifiées.

Le Maître n'était plus sûr de rien. Le Tréso... le masque Libre, puisqu'il voulait être nommé ainsi, était une menace, certes, mais seulement pour les Changefaces.
Seulement pour une centaine de sorciers ermites loin du tout et des gens, et qui piochaient parmi les héros modèles de courage pour se faire des idoles oubliables.
À moins que le Libre ne s'arrête pas seulement aux Sans-Visages, et ne décide de raser Estydaar tout entier par vengeance ? C'était peu probable, quoi qu'en pensaient ses pairs...

Il marchait depuis près d'un mois à présent, aucune fatigue ne parvenant à l'arrêter.
Si parmi les Légendes, la Reine n'était pas avec lui, il espérait cependant compter sur la Guerrière pour combattre cette menace d'un autre monde.
Il s'était bien entendu rendu en premier lieu au Mitquar souterrain - agréable pléonasme - de cette dernière, mais ni les rumeurs ni les Alfes ne confirmèrent sa présence.
Les rumeurs, d'ailleurs, lui soufflaient qu'Izahkos avait quitté le monde souterrain en compagnie d'une petite fille.

Encore une fois, cela faisait cinq ans que le Maître n'avait pas revu aucun de ses anciens compagnons, et l'éventualité d'une Izahkos mariée et mère de famille lui effleura l'esprit.
Il allait bientôt en avoir le cœur net, quoi qu'il puisse se passer. Le murmure des rumeurs permettait de traquer assez efficacement des personnalités populaires, que ce soit localement ou internationalement. Autant dire que pour une héroïne reconnue comme Légende, la traque s'effectuait plutôt aisément une fois rapproché de sa cible.

Ses indices menèrent le Changeface jusqu'au confins de l'Est du Continent. L'étroit chemin, recouvert de végétation envahissante, serpentait en haut d'une raide falaise de roches ocres d'où il put contempler le spectacle, rare à ses yeux d'ermite, de l'océan. Au loin, on discernait encore quelques îles d'où s'élevaient les feux de villages insulaires.
Une forêt dense de pins et divers conifères dominait le lieu, éclairée latéralement par le couchant dont les rayons découpaient les ombres droites des troncs.
Enfin, la fin du périple s'annonça pour le légendaire Sans-visage. Une grande tour de roches grenues à la base enlacée de mousses et de lierres accompagnait les pins en grandeur autant qu'en finesse.
L'endroit, s'il avait l'air d'avoir été abandonné par le passé, semblait relativement bien entretenu. Ce genre d'ermitage aurait tout aussi pu abriter un Changeface ou une bande de crapules, en d'autres circonstances.

Par trois coups forts, il toqua à la porte de l'une de ses mains flétries.
Après quelques temps et des bruits de hâte, une étrange fillette lui ouvrit. Le Maître, bien qu'érudit, ne sut reconnaître la race de celle qui le dévisageait.
Les cheveux d'ébène lâchés jusqu'aux reins, à l'exception de quatre fines tresses bouclées par une perle, encadraient un visage à la délicatesse de porcelaine. Les longs cils bien dessinés partaient en deux antennes courbes, et papillonnaient à chaque clin d'œil curieux.
Son corps enfantin et chétif était habillé d'une simple robe blanche aux volants dentelés, qui cachait plutôt mal des jambes faites de gravats et d'éclats de roches en tous genres.

« C'est à quel sujet ? demanda-t-elle d'une voix fluette pour sortir l'étrange visiteur masqué de la contemplation dont elle était l'objet.

— Je... Je cherche Izahkos, répondit-il pris de court.

Une intense frayeur parcourut le regard de l'étrange fille.
Le Maître ne constata qu'alors son manque de retenue. Le principe d'un refuge loin de tout, et il devait être le premier à le savoir, était de ne pas être retrouvé.

— Et... qui êtes-vous ? voulut savoir l'hôte des lieux.

— Un ami de la légendaire fille des Ombres, se présenta le Sans-visage.

— Ravie. Moi, c'est Makabra. » lui répondit la fée bien plus modestement.

Toujours aussi hésitante, elle consentit finalement à laisser le visiteur avancer au delà du seuil de la porte grinçante.
À l'intérieur, une bibliothèque assez conséquente attira l'œil vide du Maître. Les pierres aux runes noires qui reposaient sur quelques guéridons aux cinq coins de la pièce également.
Alors que la fille s'éclipsait par une trappe pour prévenir Izahkos de sa visite, le Changeface observa de plus près les différents ouvrages qui composaient les étagères. De nombreux livres de contes qu'il ne connaissait même pas, quelques liasses de parchemins jaunis aux écrits manuscrits, et des encyclopédies regroupant différentes créatures légendaires, par région. Le Maître, fin connaisseur de la géographie du Continent comme des Îles, reconnut tous les noms des territoires du Continent, mais il s'étonna de lire d'autres titres de contrées qu'il n'aurait pu placer nulle part sur une carte.
Décidément, cette tour abritait de bien épais mystères.

L'étrange propriétaire ressortit bien vite de ses sous-sols, suivie par la légendaire guerrière alfe noire que le Maître était expressément venu convaincre. La fille qui avait ouvert se jucha en haut d'un tabouret pour scruter sans dire un mot la conversation, qui mit un certain temps à poindre; Izahkos n'en croyant d'abord pas de ses yeux.

« Maître ? réussit-elle par formuler, ses yeux s'emplissant de tant et tant de souvenirs du passé.

— Izahkos, répondit-il, stoïque, ses orbites de bois vides n'exprimant comme à son habitude aucune émotion.

— Mais... comment avez-vous... ? Pourquoi êtes-vous... -Elle reprit un instant son calme et sa raison.-
Vous n'allez pas me faire croire que c'est un hasard ?

— Que voulez-vous vous dire par hasard ? Je vous cherchais, si telle était votre demande...

— Ça, je me doute bien que vous me cherchiez ! Mais pourquoi ? Pourquoi maintenant ?

— Ce jour-ci vous déplairait plus qu'un autre ? demanda le Changeface, qui crût avoir manqué un événement.

— Non, oubliez... Quel bon vent vous amène ? Mon visage manquerait-il à votre collection ?

— J'ai récemment eu à faire avec une menace d'envergure, qui, je le pense, nécessiterait le rassemblement des Légendes.
Ayant retenu des leçons de son entretien miséreux avec Selkhyf, le légendaire Sans-Visage crut bon de ne pas évoquer le fait que la menace en question ne pouvait en vouloir qu'à la communauté Changeface. Il rajouta en revanche:

— Et... cette menace n'est pas originaire de notre Monde.

Ce fut la gamine, jusqu'alors muette, qui réagit en premier, coupant les questionnements d'Izahkos.
— Qu'entendez-vous par ces insinuations ? jeta-t-elle sur l'offensive, alors qu'elle se dressa pointa le Maître d'un doigt accusateur.

— C'est une menace qui ne vient pas d'Estydaar, mademoiselle. Je n'en sais pas bien plus, mais... »

Avant qu'il n'aie le temps de dire quoi que ce soit de plus, la petite joignit ses deux mains en panique, cria une parole qui résonna comme un écroulement de tonnerre, et une onde noire jaillit de ses paumes jointes pour englober la salle entière.

Quand la vision du Changeface revint à la normale, le rez-de-chaussée de la tour était vide, et composé de planches délabrées et mitées par des quelconques xylophages. Plus aucune trace ni de l'alfe, ni de cette sorcière juvénile, ni des étagères emplies de livres et grimoires.
En revanche, cinq amas de gravats noirs et fumants restaient, aux cinq coins de la pièce. Cinq tas de roches ainsi qu'un Sans-Visage dont le masque bouillonnait de questions, de surprise et de craintes.

La Conspiration des OmbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant