II.1 La Fille des Ombres

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Ç'aurait été mentir que d'affirmer que les Légendes n'avaient pas marqué les esprits de leurs contemporains, ou même d'insinuer que l'on les oubliera d'ici quelques générations. Si d'aventure leurs actes se perdaient, les édifices à leur honneur semblaient ignorer les affres du temps.

L'exemple le plus remarquable était sans aucun doute la grandiose statue érigée par les alfes noirs à la gloire d'Izahkos, l'héroïne intemporelle du peuple des mitquars ténébreux. La monumentale sculpture était taillée dans de la roche claire d'un côté, et d'une pierre noire de l'autre, pour ériger les deux personnalités de l'égérie.

Quelle belle bande d'hypocrites...
Encapuchonnée pour ne pas subir les conséquences de sa célébrité, Izahkos se tenait droite au milieu de la foule, la tête levée vers sa figure géante. Pour sûr, c'était du bel ouvrage; le côté clair finement gravé et incrusté de dorures, et l'autre à la fois bien taillé et suffisamment brut pour bien représenter l'aspect chaotique de son ombre, quand elle partait en solo.
Mais la statue donnait l'impression que son propre peuple l'acceptait, ou même que ce dernier accueillerait une quelconque différence chez qui que ce soit.

Rien que cela, la seule insinuation subtile qui indiquerait que les alfes pouvaient être prêts à recevoir une quelconque forme étrangère chez eux, cela la dégoûtait. Étant jeune, plus gamine qu'adolescente, elle avait disparu pendant un mois entier du Mitquar, pour revenir amnésique et dotée de ses ombrageux pouvoirs.
Très peu de personnes savaient qu'il avait été moins difficile pour elle de revenir auprès de sa famille, qui avait déjà porté son deuil, que pour la dite famille, qui la rejetait pour sa nouvelle et monstrueuse différence.
Oui, voilà. Elle était un monstre pour eux. Ou du moins elle se sentait jugée comme un monstre. Et peut-être même se sentait-elle monstre, au fond...

Elle détacha son regard de son clone de roche géant, et reprit sa marche dans la foule. Les mitquars étaient vraiment oppressants, ces mondes souterrains où avaient décidé de vivre les alfes, s'interdisant le soleil et le ciel. Le simple fait d'être constamment entouré de murs - aussi gigantesques soient-ils - n'était pas une aide précieuse pour la claustrophobie. Alors la foule en plus...
Elle ne savait même pas vraiment ou aller. Son ombre, Kageko, avait décidé de vivre sa vie de son côté pendant quelques temps, et ainsi elle se sentait encore plus seule. Selkhyf lui manquait, aussi. Elles s'étaient bien entendues, au temps des Légendes... Elle n'avait aucune idée de ce qu'elle était devenue.
À vrai dire, elle ignorait complètement ce qui se passait en dehors du mitquar, presque aucune information ne pouvant y entrer. Ainsi, elle savait que les restes du golem de diamant étaient retournés sur ses terres grâce au Kaleina, que Selkhyf également était rentrée chez elle, que le Maître devait être en train de traquer des pauvres âmes pour compléter sa sinistre collection, quand au Kaleina lui-même... Mieux valait ne pas savoir où il était. Même sa curiosité n'osait pas contrer la menace de ce dernier concernant de potentielles retrouvailles.

Perdue dans ses pensées, elle recouvrit ses esprits. Le flot de la foule se scindait en deux pour éviter la proximité d'une étrangère à l'air complètement ahurie. Quand on parlait de cosmopolitisme...
Elle n'était pas une alfe. En fait, elle ne reconnaissait pas sa race. Petite, pâle - mais pas autant que les alfes privés de soleil - et vraiment chétive, ses yeux cherchaient désespérément de l'aide parmi les passants. Dès qu'elle amorçait un mouvement vers la foule, cette dernière s'écartait encore plus en jetant des regards à la fois dégoûtés et rabaissants sur la pauvre fille. Elle fit l'erreur de s'approcher encore pour demander de l'aide, mais se fit violemment repousser par une alfe plus qu'outrée, qui la projeta dans la zone dégagée. En plus de chétive, elle se révéla maladroite, puisqu'elle tomba lourdement sur les pavés.

Ses jambes, jusqu'alors cachées par sa longue robe blanche, éclatèrent en morceaux à l'impact. Des centaines de petits cailloux bleus et gris tintèrent au sol, écrasés ou percutés par les pas des passants.

Izahkos franchit cette zone que personne ne pénétrait, pour s'agenouiller auprès de la petite. Au regard de la foule, ces derniers étaient à deux doigts de lapider cette pauvre fille avec ses propres éclats de jambes.
« Ça va, mademoiselle ?, demanda l'Alfe à l'estropiée.

— Disons que... Ça pourrait aller mieux, lui répondit-elle en se redressant lentement de sa chute. Les petits cailloux se mirent à rouler lentement vers elle.

— Vos jambes... ?

— C'est normal.

— Ah. Vous avez besoin d'aide ?

— Pour les jambes, non. Sinon, oui. Je suis à la recherche d'une dénommée Ikazos, il paraît qu'elle vivrait ici.

— Vous voulez dire Izahkos, j'imagine...

— Oui, c'est ça ! Vous la connaissez ?

— Euh... En quelque sorte. »

Une fois ses membres remis en place, l'alfe épaula l'étrange étrangère pour l'extirper de cette foule aux regards inquisiteurs. Elle la mena jusqu'à une place déserte, sorte de petit parc végétal où elles avaient une vue dégagée sur le ciel de roche sans lune ni étoile. Sans cette méprisable foule dédaigneuse, elles pouvaient parler plus librement.
« C'est drôle..., pensa à voix haute l'étrange jeune fille. Les cieux sans astres semblent si fréquents, et sont toujours si tristes... Merci beaucoup de votre aide, madame. Sans vous, je crois qu'ils m'auraient lynché...

— Je pense aussi, lui avoua Izahkos en maudissant sa propre race.
Vous cherchez la Légende, donc ?

— Izahkos n'est qu'une Légende ? demanda l'estropiée, un peu paniquée et avec le plus grand sérieux du monde.

— Non, une Légende, une guerrière légendaire ! Vous sortez d'où ?

— Je me le demande moi-même, parfois... Moi, c'est Makabra, et vous ?

— Je suis... euh... Kageko, mentit-elle en empruntant le nom de sa sœur d'ombre. Ravie. Tenez, vous voyez la statue, là-bas ?
L'étrangère leva le regard dans la direction du doigt pointé de l'alfe, et hocha la tête. Elle avait toujours l'air dans la lune, ses grands yeux fixant avec obsession la titanesque sculpture.
— C'est elle, Izahkos, informa alors l'éponyme.

— Oh. Elle doit vraiment être quelqu'un d'important, par ici.

— Pas tant que ça, je vous assure... Pourquoi la cherchez-vous ?

— On m'a envoyée. Je dois absolument lui parler.

— Lui parler de quoi ?

— Ça, ça ne regarde qu'elle. Je suis désolée. Ça concerne ses origines.

— Ses... ? s'ettouffa l'alfe, ébranlée. Écoutez, Makabra, -c'est ça ?- je vous ai menti ; je suis Izahkos.

L'estropiée la dévisagea quelques temps puis explosa de rire.
— C'est... vraiment très drôle, je vous assure, mais vous ne ressemblez pas beaucoup à la statue...

L'alfe claqua des doigts, et son collier émit une intense lumière pendant une fraction de seconde. Une fois les ténèbres remises en place, un petit dragonnet d'ombres était monté sur la main de la guerrière.

— Ouah ! C'est... Ouah ! s'exclama Makabra, qui applaudit et titilla le petit dragonneau de ses doigts fins.

— Vous vouliez me parler ? ramena Izahkos au sujet, en faisant se dissiper la matière ombrageuse qui composait le dragonneau.

— Oui ! C'est... un... ami, qui voudrait vous rencontrer. Vous prenez un de vos portails, et pouf ! Vous serez face à lui.

— Qui ?

— Vous ne le connaissez pas, mais il dit qu'un "Kaleina" lui avait demandé de me demander de vous demander de le rencontrer.
En gros, c'est super important. »

La Conspiration des OmbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant