VI. 2 Le bris des chaînes

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Les grands parlaient à Izahkos, la questionnaient sur le plan des méchants.
Pendant ce temps, Juju redescendait au sous-sol. Après tout, l'alfe était ressortie en sang, mais elle était ressortie vivante. Le petit Changeface craignait qu'elle n'aie blessé sa sœur... voire pire.

Sa torche décorée de gribouillages à la main, il s'aventura comme chaque nuit au fin fond des fondations du manoir, une miche de pain dans la poche.
Il chantonnait sa comptine, grelottant, marchant sans grande assurance vers la geôle.

Ça n'était pas comme d'habitude. Pas le moindre couinement de rat, pas le moindre bruitage suspect émergeant des ténèbres. Rien.
Simplement un silence pesant qui ne rassurait pas Juju le moins du monde.

Il en fit tinter les clefs, mais se rendit compte que la porte était déjà entrouverte. Pire, que la serrure avait été forcée.

Alors que le peu de courage qu'il contenait partait en fumée, l'intensité de la lumière de sa torche s'affaiblit, et les borborygmes gutturaux de sa sœur éveillèrent des frissons de crainte qui serpentèrent dans son dos.

« Izahkos ? demanda la voix fluette et chevrotante de l'évadée.

Le Changeface tourna sur lui-même, à la recherche de difformités rachitiques. Sans succès. Seules les ténèbres le cernaient, insondables.
— Non, c'est Juju... qu'est-ce qui s'est passé ? Elle t'a fait du mal ?

— Au début, un peu. Mais j'avais peur, et je l'avais attaquée, donc c'est aussi un peu ma faute. Mais après, on a parlé. Ça m'a fait du bien. Tu crois qu'elle va revenir ?

— Je... je ne sais pas. Où es-tu ? Pourquoi tu n'es pas dans ta salle ?

— J'ai cassé les chaînes. Et les portes. Mais c'est pas moi, et j'ai pas fait exprès... »

Juju respira un grand coup. Sa sœur avait réussi à briser et à tordre de l'acier ? Que se passerait-il si elle sortait du sous-sol ?

« Juju, je veux que tu m'écoutes. S'il-te-plaît.

— Je t'écoute, ma sœur, répondit le Sans-Visage livide sous son masque.

— Je veux que tu me tues.

Évidemment. Comme chaque nuit. Mais cette fois-ci, elle était libre de tous ses mouvements. Enfin, sa sœur n'était pas libre, mais la bête si...
— Je... je ne peux pas...

— Fais-le ! » cria-t-elle, toujours tapie dans l'ombre.

Juju commença à courir de ses petites jambes vers l'escalier. Sa sœur ne mit qu'un instant à comprendre que son geôlier s'enfuyait, et encore moins longtemps à le rattraper et le projeter contre la pierre. La torche glissa de ses mains et tinta sur le sol.

« Mes jours sont des cauchemars, et mes nuits des enfers, et je dois me battre pour rester moi-même... Juju, tu es mon frère, et je sais que tu m'aimes, mais par pitié fais donc ce que tu n'oses pas faire !

Étrangement, le faible feu de la torche ne s'était pas éteint. Ses flammes se répandaient, sans raison, dessinant un large arc de cercle bloquant Juju entre le brasier des enfers ou son démon.

— Je voudrais pouvoir rester, mais je n'en puis plus : l'Innommable ronge mon corps comme mon âme. Je partage les deux avec ce monstre infâme qui, de moi-même, chaque jour m'exclut.

Les flammes étaient à présent assez grandes et leur écarlate lumière assez forte pour éclairer convenablement l'arène au cœur de ce cercle de feu.
Juju se tenait debout, avec difficulté, serrant de son bras une douloureuse blessure à l'épaule. En face de lui, il était évident que la sœur ne pouvait plus décider de la moindre de ses actions. L'envergure du démon était aussi large que les chairs qui la composaient étaient maigres : bombardé par en dessous par la danse embrasée du mur de flamme, le monstre se dressait dans toute son horreur.
Le torse qui conservait encore un minima l'humanité était érigé au dessus de tout, là où se trouvait sa place : simple spectatrice des violences du monstre, et incapable de diriger sa propre enveloppe charnelle.

La Conspiration des OmbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant