II.4 Juju

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L'horloge sonna douze coups. Il était minuit.
Et quand l'horloge sonna à nouveau, d'une seule note, il était minuit et demi.

Après trois autres coups de cette maudite horloge, Juju se leva de son bureau de bois peint. De toutes façons, les nouvelles n'avaient rien de réjouissantes : ses Chasseurs de Visage ne revenaient pas des landes noires, un de ses masques préférés malmené par le temps qui menaçait de se fissurer faute de réparations, et un Changeface devenu fou qui errait en prime.

Il n'avait que la taille d'un enfant, et c'est peut-être ce qu'il était vraiment, au fond. Sur son visage était posé un masque d'ivoire, taillé en forme d'un petit crâne aux courbes lisses. Par dessus cette petite tête couverte se déployait son grand chapeau à plumes rouges. On aurait dit un champignon plumé, avec une coupole en demi-sphère.
Il avait également un long manteau, bien trop grand pour lui ; le bas raclait le sol, et ses petits bras couverts d'anneaux flottaient complètement dans ses manches.

Il attrapa une torche, un grand bâton sec présentant un chiffon inflammable sur lequel un griboulli ressemblant vaguement à un visage était enroulé. Il était noté "Grizou".

« Je suis celui qui avec le feu joue...

La torche s'alluma. Il commença la marche en dehors de sa chambre. Tous les jours, il essayait en vain de retarder l'heure de son... rendez-vous.

...le feu m'aime bien, et joue avec moi...

Il sortit un énorme trousseau de clefs, et fit tourner l'une d'elle dans la serrure d'une très grosse porte en bois.

... Cette comptine ne me quitte pas...

Il descendit les escaliers sombres, son manteau léchant toutes les marches derrière lui. Seule sa torche lui permettait d'y voir un peu.

... et conte mon nom, mon nom c'est Juju.

Dans la vaste cave du manoir s'étendait un véritable réseau de labyrinthes de briques rocheuses, où couraient pour fuir la lumière des rats, des cafards et des vermines de toutes sortes.

Je suis celui avec qui le feu joue...

Il avançait, une fois de plus, dans les grands tunnels vides et poisseux de son sous-sol. Bientôt il arriva devant une porte de prison.

...le feu n'a pas d'autres amis que moi.

Il fit encore jouer les clefs, prenant grand soin de refermer à double tour juste derrière lui, par précaution.
Une autre porte lui barrait la route.

Et pour que mon nom ne me quitte pas...

Il l'ouvrit également, et la referma également. La torche éclairait à présent une petite salle vide. Le mur opposé à celui qui tenait la porte présentait une grande herse d'acier, et une manivelle à côté. Il la fit tourner.

... chante, comptine; mon nom c'est Juju. »

La herse se leva lentement de par ses efforts, non sans des hurlements de métal, dévoilant une salle si grande que la lumière de la torche ne parvenait pas à l'éclairer en entier. En fait, elle n'éclairait qu'à deux mètres, et au delà c'était le noir complet.
Il planta son bâton entre deux briques, et attendit, face aux ténèbres.

Une fois l'écho de sa comptine complètement muet, il put entendre des glapissements gutturaux depuis le fin fond de la cave. Des grognements, aussi. Et ça se rapprochait.

Enfin, une faible créature rampa dans la lumière. Son torse désarticulé était si long que l'autre extrémité ne paraissait même pas dans le halo de la torche. Elle se traînait au sol avec deux bras frêles, tandis que d'autres de ses membres tentaient mollement de la ramener dans l'ombre. Elle leva son visage vers le masque sans vie de Juju. On pouvait voir deux grandes cornes qui décoraient son crâne, garnies de dents, et un gros œil blanc laiteux incrusté dans son front.
Ses deux autres yeux "normaux", plus petits, pleuraient sans fin des larmes noires et lourdes.

« Juju... C'est... toi ?, demanda d'une voix de fillette l'horreur rampante.

— Oui, ma sœur. C'est moi.

— Je veux sortir, Juju. Il fait trop noir, ici.

— Tu sais que tu ne peux pas, ma sœur.

— J'ai faim. »
Il sortit une sorte de miche de pain de son manteau et la lui donna. D'un geste aussi vif et agressif que celui d'un charognard, une main pâle comme la mort s'empara de ce repas, et le porta à la bouche de la pauvre fille monstrueuse. Sa bouche autant que ses doigts émiettaient le pain comme une hyène fouillerait les entrailles d'une charogne.

« Juju... Je t'en supplie...
Le petit être masqué s'attendait à cette faveur. Tous les jours, elle lui demandait la même chose, et cela clôturait leur "rendez-vous" quotidien.
— Si tu m'aimes vraiment...
C'était aussi dur pour lui que pour elle; c'est du moins ce qu'il espérait. Bien sûr, il savait qu'elle souffrait bien plus que lui, mais il se refusait de le croire.
— Si je suis vraiment ta sœur...
Une grosse larme perla dans l'orbite vide de son œil droit.

— ... tue moi.

— Je... dois y aller, ma sœur. À demain. »

Il reprit sa torche, et passa sous la herse. Ce qu'était devenue sa sœur tenta de le rattraper en rampant jusqu'à lui, mais un bruit de chaîne tinta au fond des ténèbres, les anneaux de métal l'entravaient et la retenaient ; elle grattait le sol comme une furie mais n'avançait pas.

« Je t'en supplie, Juju ! Tue moi ! Pitié !! Je ne veux plus être un monstre ! »

Ses hurlements devinrent vite des aboiements sauvages, des hurlements monstrueux qui rappelaient à Juju quel pourcentage de la créature sa sœur occupait. Il reprit les portes, le labyrinthe, l'escalier, et quand ses clefs tournèrent dans la serrure de la grosse porte en bois en face de son bureau, il se permit enfin de souffler.

Il ne pouvait plus entendre sa sœur, d'ici. Mais, même hors de portée de ses cris, elle le hantait encore. Elle le hantait toujours.

L'horloge sonna de nouveau.

La Conspiration des OmbresOù les histoires vivent. Découvrez maintenant