29. Cyanure et alcool

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Quelques secondes plus tard, je rouvre les yeux. Personne ne se préoccupe de moi, tout le groupe a le regard rivé sur l'écran. Célestin a un sourire sur les lèvres, et pourrais presque le croire décontracté s'il n'était pas aussi pâle et s'il arrêtait de tordre ses mains. Joliment menottées d'ailleurs, ses mains! Il est encerclé de deux policiers, ou plutôt PES (Police de l'Elite Spéciale).

Une voix réjouie explique que sa mise à mort consistera en une séance de torture publique et mortelle, destinée à lui arracher les mots de la bouche, puisqu'il refuse de parler. En entendant ses mots, j'agrippe le siège devant moi pour éviter de défaillir. Sa mort est mise en scène de la manière la plus dramatique qu'il soit, on a même droit à un zoom sur le visage du bourreau lorsqu'il dit à Célestin, d'une voix (presque) compatissante:

"- Ne voulez-vous pas vous confier de vous-même? Ce serait tellement plus simple et moins douloureux... Il est encore temps! Quels sont leurs noms? "

Mon mari hoche négativement la tête. Le journaliste lui tend un micro pour qu'il dise ses derniers mots avant la torture, et le beau blond aux yeux d'or rose répond, un rictus ironique sur le visage:

"- J'vous emmerde."

Ce qu'il se passe ensuite est assez flou. Je le vois cracher sur un des policiers, écarter le second d'un coup d'épaule, puis mordre frénétiquement la manche de sa chemise. Je me mords le poing en me demandant ce qu'il fout; il pourrait profiter de ce moment d'affolement pour s'enfuir! Toute trace de tranquillité a désertée sa physionomie, et il panique en arrachant avec les dents une petite pilule blanche apparemment cousue au tissu de son vêtement.

 Une fois qu'il a réussi, le temps semble s'arrêter. Il arbore un sourire vainqueur, et, avant que quelqu'un n'arrive à l'arrêter, croque dans le cachet blanc. Tout va très vite:les policiers paniquent, le bourreau roule des yeux d'un air déçu, et nous, de l'autre côté de l'écran, nous retenons  notre respiration. Le caméra-man est bousculé, je n'arrive donc plus à voir Célestin, qui est entouré de la PES. C'est à mon tour de paniquer. Enfin, après trente secondes de grande agitation, la caméra nous montre un corps qui soubresaute, puis son visage, inondé de sueur, rosi par endroit. Ces yeux roulent dans tous les sens. 

"- Cyanure." lâche Lucas, pragmatique. 

Cyanure? CYANURE? Il... Il est vraiment en train de mourir? C'est pas... C'est pas possible... Il ne bouge plus. "Coma" annonce le journaliste. On l'emmène sur un brancard. "Mort spectaculaire", "suicide d'un rebelle", voilà ce que les gens disent à la télé. Cela s'est passé en moins de dix minutes. 

"– Nous confirmons le décès de Célestin, alias R3, malgré tous nos efforts pour le ranimer. Le suicide était prémédité, et..."

Lucie coupe le son. Je veux voir Célestin. Il ne peut pas me laisser comme ça... Laissez-moi le temps, s'il vous plaît... Je veux sentir son odeur de savon bon marché, agripper sa chemise rêche de mauvaise qualité, voir le soleil dans ses cheveux clairs, apercevoir mon reflet dans ses yeux d'or rose... Je veux l'entendre, le respirer, le garder encore un peu... Sa voix railleuse... Et ses mains...

Loin de tous. Il est mort entouré de gens qu'il haïssait. Les images sont rediffusées, ils font des ralentis. Plus je revois la scène, moins j'y crois. C'est impossible. C'est forcément une feinte, un plan génial pour s'évader ! Et lorsque cette idée me vient en tête, je n'arrive plus à la repousser: j'ai raison, il est vivant, il ne peut en être autrement. C'est une ruse pour pouvoir s'échapper ! Comment n'y ai-je pas pensé plutôt... Alors qu'il se suicide pour la deuxième fois sous mes yeux, je me dis qu'il va se relever, comme il l'a toujours fait, qu'il va se battre. Les images de son corps secoué de convulsions s'arrêtent. En direct, nous voyons les gens venus assister à la mise à mort. Ils sont toujours affolés, et parlent à voix basse, le regard fiévreux, demandant des détails sur l'horrible événement. Quelqu'un console le bourreau. Je crois que quelqu'un pleure dans le wagon. Moi, je souris.

RebellionOù les histoires vivent. Découvrez maintenant