1. La pluie

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Maël courait.

Le bruit de ses pas masquait à ses oreilles l'impact doux de la pluie sur les trottoirs noircis d'humidité.

L'eau s'accumulait en flaques dans les creux du bitume. Les gens les évitaient dans de larges détours, comme s'ils s'agissaient de mares dans lesquelles ils auraient risqué de se noyer.

Il s'arrêta, trempé, à la porte d'un immeuble haussmannien. Ses doigts composèrent machinalement le code d'entrée. En traversant la cour pavée, il vit que la fenêtre du quatrième était ouverte : Émile était chez lui et, comme de coutume, il profitait de la musique de la pluie. Cela l'inspirait, affirmait-il.

Lorsque Maël frappa à sa porte, il attendit de longues secondes. Émile était penché sur son bureau. Il percevait depuis le couloir le clapotement furieux de ses doigts sur son clavier d'ordinateur.

Il dut reprendre quelques coups plus insistants pour qu'un raclement de chaise trouble enfin le rythme endiablé du pianotement et que le battant s'ouvre sur un homme dans la cinquantaine au ventre légèrement rebondi.

— Maël, je ne t'attendais pas ! Entre, entre ! Installe-toi.

Sa voix était enjouée, signe immuable qu'il avait entamé un projet. Il ne se trompa pas, encore une fois. À peine Maël se fut-il assis au salon qu'Émile commença :

— J'ai une nouvelle idée, si tu savais ! J'ai écrit quatre heures sans m'arrêter, j'ai déjà rédig six mille signes, tu te rends compte ? Six mille !

Le garçon lui offrit un sourire qu'il espérait enthousiaste. Six mille caractères, c'était ce qu'il pouvait taper à l'ordinateur en à peine une heure. Mais quand, comme Émile, on écrivait avec deux doigts en étant obligés de s'arrêter tous les trois mots pour chercher une lettre, c'était un exploit.

— C'est un projet ambitieux, p'tit. Tu vois La Bruyère ? Les caractères ? Cette grande fresque de personnages qui retrace les mœurs d'une époque ? Eh bien, je veux faire pareil, mais avec notre siècle !

— Et tu penses que... euh... ça plairait aux gens ?

— Bien sûr ! Mon sens artistique est formel. Je sais que ça intéressera mes lecteurs. Je le sens.

Maël retint un soupir. Émile avait écrit cinq ouvrages en dix ans. Il en avait confié la gestion à ce qu'il appelait pompeusement « mes éditeurs », et qui constituaient en vérité en des sites d'impression à la demande. Il écumait les salons du livre locaux et les librairies indépendantes de la ville pour des séances de dédicaces qui attiraient çà et là un acheteur curieux, mais rarement plus.

Maël le savait, c'était comme cela qu'ils s'étaient rencontrés. Par empathie envers ce type un peu gauche, mais souriant, assis seul à sa table de signatures, il avait entamé la discussion. Une heure plus tard, ils bavardaient toujours, et pas un unique intéressé n'était venu les déranger.

Par curiosité, le garçon avait acheté les trois romans disponibles. Ils n'étaient pas mauvais, simplement pas dans l'air du temps.

— Bon, et toi, qu'est-ce qui t'amène ?

Un sourire étira les lèvres de l'adolescent.

— Il a commencé à pleuvoir et je n'étais pas loin. J'avais la flemme de payer une consommation quelque part pour rester au sec quand je savais que je pourrais venir squatter chez toi et me la faire offrir.

Émile eut un rire doux et se leva.

— Qu'est-ce que tu veux boire ? Chocolat ?

Il acquiesça. Alors que l'écrivain partait dans la cuisine, il fixa ses mains, contrarié. Il cherchait toujours à se protéger. Il n'avait pas réussi à dire la vérité, à savoir qu'il avait juste besoin de la conversation d'un ami. Juste besoin d'une épaule secourable. Juste besoin sur lui du regard de quelqu'un qui savait.

Si Émile décodait mal les exigences du marché du livre, il possédait cependant l'étonnante faculté de lire dans les âmes.

Lorsqu'il revint avec deux tasses, son expression avait abandonné sa jovialité pour un air sérieux.

— Tu n'es pas là que pour mon chocolat, n'est-ce pas ?

Maël s'abîma dans la contemplation de sa tasse. Il essaya de repousser une fois encore l'inéluctable, le torrent qui menaçait de le submerger. Il prit un ton enjoué, égarant cependant toujours son attention sur sa boisson.

— Non. Nathan fête ses dix-huit ans ce soir et j'ignore comment occuper mon après-midi alors je...

— Maël.

La voix bienveillante mais ferme de l'écrivain lui fit relever la tête et renonça à son simulacre. Il plongea ses yeux dans les siens et acquiesça, la gorge nouée, le ventre serré.

Émile se pencha vers lui, le visage rempli de douceur.

— Ça fait deux ans aujourd'hui, hein ? Deux ans qu'elle est partie, ta Zoé.

Maël ne put soutenir son regard plus longtemps. Il ferma violemment les paupières dans une vaine tentative de faire barrage aux larmes qui menaçaient soudain.

Dans l'obscurité infinie qui l'enveloppait ainsi, il sentit Émile lui tapoter doucement le bras.


***


Maël avait la gorge douloureuse d'avoir trop pleuré. L'encombrement des larmes pesait encore sur sa poitrine. Il avait à peine touché au chocolat, mais sérieusement entamé la boîte de mouchoirs qu'Émile lui avait apportée.

— Tu aurais pu me le dire, tout ce temps, non ? l'interrogea avec douceur son ami.

— Te dire quoi, qu'elle me manquait ? C'était évident, non ?

— Me dire que tu ne t'en étais pas remis. Et que les jours s'écoulaient, que la vie se déroulait lentement sous tes pieds, mais que tout ce temps, tu entendais son rire en écho. Le manqueme parait naturel. Mais que tu te blesses à rouvrir tous les jours une plaie qui réclame à cicatriser, non. Pourquoi ne t'es-tu pas confié à moi ?

Maël serra ses tempes entre ses mains.

— Je ne sais pas.

— Et un psy ? Tu as pensé à ça ?

Il secoua la tête, autant pour dire qu'il n'y avait jamais réfléchi et que c'était quoi qu'il en soit hors de question.

— Alors quoi ? Tu vas rester là à te morfondre ?

— Je ne sais pas, répéta-t-il. De toute façon, mon service général commence dans deux semaines. Je vais débrancher mon cerveau pendant un mois, j'arrêterai de penser à elle. Et au pire, je m'enrôlerai, comme ça j'aurai une direction dans laquelle marcher.

Émile ne répliqua rien et il releva la tête, surpris par son silence. Son ami portait sur lui un regard mauvais. Finalement, il ouvrit la bouche et se mit à gronder :

— Je te jure que si tu fais ça...

— Quoi ? Au moins, je me donnerai un but.

— Tu n'es pas fait pour servir dans l'armée. Pas fait pour servir la monarchie, et tu le sais. Si tu veux mon avis, tu ne devrais même pas te pointer à ton service général, tu ne vas pas assez bien pour cela.

Maël cligna des yeux.

— Sauf que c'est obligatoire.

Émile se pencha vers lui et poursuivit comme s'il n'avait pas été interrompu :

— Tu n'arrives pas à te faire à... son départ. Alors, pars sur ses traces. Et quand tu l'auras retrouvée, tu lui diras au revoir et tu la laisseras s'en aller.

— Mais elle...

— Va la chercher, Maël, et laisse-la s'envoler.

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