11. Désintégration

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— Sombre crétin... souffla Émile, sans savoir si c'était à Maël, au psychiatre ou à lui-même qu'il adressait cette injure.

« Ne vous jugez pas trop durement, Monsieur Bahan, avait dit le docteur. Maël a toujours été selon vos dires un garçon équilibré, vous ne pouviez pas prévoir. Et puis, grâce à vous, nous avons des pistes pour le retrouver. »

Des mots, encore des mots, exempts de sens et de réconfort. Émile vida une pleine tasse du litre de café qu'il s'était préparé en rentrant. Des mots... Comment ses plus fidèles alliés avaient-ils pu le trahir, faire germer la mauvaise idée dans l'âme de celui à qui ils étaient destinés ?

— Écrivain, tu plaisantes, écrivain... Beau parleur, illusionniste, doux rêveur, irresponsable...

Il soupira et enfouit la tête dans ses mains. Maël. Il l'imagina fugacement, transi de froid sur un chemin, le ventre vide, ou bien la rage au cœur et les yeux fous.

Cela valait-il la peine, de se retrouver perdu dans l'inconnu, de risquer la prison —, pire, sa vie —, pour une fille qui n'était plus qu'un souvenir ? Il était jeune, il avait son avenir grand ouvert devant lui, mille aux amours à conquérir...

Il comprenait, pourtant. Zoé n'était pas une personne ordinaire. Zoé était un ange offert au ciel. Il comprenait. La douleur, la lente certitude qui s'était imposée à eux d'eux, le départ brutal, bien qu'annoncé.

Zoé l'avait quitté. Maël savait qu'elle s'en irait. Tous les deux, ils en avaient conscience... Et pourtant. Maël n'avait pas accepté. Il y a des choses qu'on n'accepte pas, à seize ans, et voir partir à jamais une jeune fille qui vous enflamme le cœur en fait partie.

À sa place, lui, Émile, ne se serait-il pas rivé au plus petit morceau d'espoir ? N'aurait-il pas été capable de s'accrocher à toutes les chimères ?

Émile sentit une boule d'émotion enfler dans sa gorge. Il avait envie de pleurer, pour Maël et son amour perdu, pour le destin qui bouleverse et qui broie, pour la fragilité du bonheur.

Il se contenta de se servir une nouvelle tasse et d'avaler en silence une gorgée de café.

« Sombre crétin... »

***

Maël se glissa dans la foule des travailleurs. Son uniforme blanc, veste sur une chemise à col et pantalon droit, le dissimulait sous sa couche de tissu anonyme. Il passa la carte devant le lecteur, les portes restèrent ouvertes pour lui et il s'engouffra dans le bâtiment.

Les couloirs immaculés inondés de lumière artificielle se succédaient. Personne ne l'arrêtait ni ne lui accordait d'ailleurs la moindre importance, mais son cœur battait comme une horloge folle dans sa poitrine.

Folle.

Fallait-il être fou pour partir à l'autre bout du monde sur les traces d'une fille disparue ?

Même quand pour cette fille, vous seriez mort d'amour à ses pieds ?

À moins que cet amour soit lui-même une folie...

Couloir H. Étage 4. Salle numéro deux.

Si cela était vrai, alors Maël se trouvait un étage en dessous de cette folie quand la voix retentit :

— Avis au personnel. Un problème a été signalé dans le bâtiment, merci de ne pas quitter vos zones d'affectation.

Maël se figea. Se pouvait-il que l'on ait repéré sa présence ? En périphérie de son champ de vision, il vit une caméra se tourner vers lui. Luttant contre son envie de la fixer, il se contraignit au calme et se remit en marche, avec l'air décidé de celui qui sait où il va.

Il s'engouffra dans une cage d'escalier, gravit les degrés deux à deux, poussa la porte de l'étage quatre, repéra le panneau du couloir H.

— Avis au personnel, répéta la voix. Un problème a été signalé dans le bâtiment, merci de ne pas quitter vos zones d'affectation.

Il traversa un corridor désert au bout duquel on annonçait : « Couloir H : Modules de secours. »

Il le remonta à grandes enjambées, aperçut enfin la salle 2 sur sa droite et s'y glissa, soulagé.

— Avis au personnel. Un problème a été signalé dans le bâtiment, merci de ne pas quitter vos zones d'affectation.

Le module de transfert ronronnait au milieu de la pièce exiguë. Les jambes tremblantes, il s'installa sur le fauteuil, inséra la clé USB.

— Attention, ceci est un module de secours. Merci de ne l'utiliser que par nécessité absolue. Le modèle dans lequel vous avez pris place est potentiellement déficient. Le Centre où vous vous trouvez ne saurait être tenu responsable en cas de...

Des voix tendues se firent entendre de l'autre côté et Maël sentit son rythme cardiaque s'emballer.

— Ouvrez !

— ... En empruntant ce module, vous vous engagez à ne pas entamer de poursuites judiciaires...

Maël pianota nerveusement sur l'écran. Enfin, l'assistance se tut et lui proposa de renseigner sa destination.

Il entra les coordonnées d'un point proche d'Ayers Rock dans le désert australien. Quelqu'un frappa et lui enjoignit de déclarer son identité.

Il ne répondit rien.

— Attention, aucun centre n'est disponible pour la destination renseignée. Êtes-vous sûr de vouloir procéder à un transfert externe ?

Il valida, la gorge nouée. Un choc ébranla la porte et le fit sursauter.

— Attention, nous vous rappelons que vous utilisez un module de secours.

— Je sais, bordel, je...

Le battant s'ouvrit en grand.

— Mains sur la tête ! ordonna un agent de sécurité en pointant sur lui une arme à décharge électrique.

— Pouvez-vous confirmer qu'il s'agit bien d'une urgence absolue ? demanda la voix synthétique du module avec un sens parfait de l'à-propos.

— J'ai dit « Mains sur la tête » ! beugla le garde.

Maël martela sur le bouton « oui » qui venait enfin de s'afficher. La porte de la cabine se verrouilla dans un chuintement. Une détonation déchira l'air. La balle fit exploser la vitre.

Un grand éclair blanc zébra la pièce, obligeant Maël à fermer les yeux. La machine se mit à ronronner plus fort, dressant le champ magnétique qui l'isolait à présent de toute intervention extérieure. Il perçut le picotement familier du téléporteur tandis que ses pieds, puis ses jambes se désintégraient. Une seconde encore et le transfert éclaterait les cellules du haut de son corps.

Tout s'arrêta.

Une onde glacée envahit Maël.

— Nous sommes désolés, une erreur est survenue. Opération réalisée à 40 pour cent. Nous faisons tout notre possible pour transférer les 60 pour cent restants dans les meilleures conditions.

— C'est pas vrai, gémit-il en luttant pour ne pas ouvrir les yeux sur son corps privé de jambes.

— Échec de la procédure. Nous allons réintégrer les 40 premiers % puis dévier un minimum garanti 999,998 % de vos cellules vers une autre destination. Contactez notre centre d'appel d'urgence une fois sur place. Veuillez nous excuser pour la gêne occasionnée.

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