9. L'Ancien Monde

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La fête s'était prolongée jusqu'à tard dans la nuit. Maël avait beaucoup discuté, souri, appris. Il ignorait encore tout du chemin — de la quête, aurait dit Sham — qui avait mené les résidents du Pas de l'Ogre à s'établir ici, mais il avait compris que ces hommes et ces femmes lui ressemblaient.

Au gré des conversations et des regards, il avait perçu leurs fêlures. Les drames, les fantômes. Tant d'épisodes tragiques que chacun avait surmontés pour s'ouvrir enfin à une profonde sérénité.

Il se sentait plus paisible, mais c'était une paix cotonneuse, celle de la colère qui avait laissé la place à l'alanguissement des larmes. Toute la nuit, après la grâce de la soirée, il avait senti l'absence de Zoé lui soulever le cœur et il désirait retrouver le calme. Il voulait tant demeurer ici, auprès de ces gens qui seuls lui avaient procuré un apaisement.

— Pourquoi ne pourrais-je pas rester ?

Il posa la question à Sham au matin, alors que celui-ci vint le réveiller.

L'homme lui offrit un sourire taquin.

— Parce que vivre au Pas de l'Ogre ne signifie pas seulement assister à des barbecues géants.

— Je suis sérieux !

— Moi aussi, Maël.

Le garçon croisa les bras. Il sentait son cœur éclater en morceaux. Sham vit sa déception, son désespoir, et comprit qu'il ne s'en tirerait pas avec une simple pirouette humoristique.

— Bon. Pour commencer, aucun de nous ne reste à tout jamais au Pas de l'Ogre. C'est un lieu où nous nous ressourçons, mais nous avons une mission qui nous demande de voyager, après avoir mené ou parallèlement à notre quête personnelle.

— Une mission ?

Sham soupira.

— Tu ne me lâcheras pas avant de savoir, mais tu dois me promettre que tu n'en parleras à personne. Et surtout pas à Esméralda : je crois qu'elle me tuerait et qu'elle te tuerait avec.

Maël dévisagea Sham pour deviner s'il était sérieux : en vain. Dans le doute, il inscrivit en lettres de feu cette promesse dans son esprit.

— Juré.

Sham acquiesça et expliqua :

— Nous sommes dépositaires d'une culture ancienne, celle de l'Ancien Monde, lorsque les forêts avaient une âme, lorsque les korrigans dansaient sur les landes, lorsque la nature parlait aux hommes.

— Euh...

— Une culture où l'homme était à l'égal du reste du monde. C'est un symbole.  Nous puisons dans ce principe une philosophie de vie,  et nous essayons de voyager pour la transmettre. Certains agissent concrètement dans le monde, contre tous les endroits qui divisent les êtres vivants, qui réduisent en esclavage, ou qui hiérarchise la valeur des hommes entre eux.

— Alors vous êtes... euh... une sorte de secte ?

Le Pas de l'Ogre lui apparaissait soudain beaucoup moins reluisant.

Son interlocuteur secoua la tête.

— On ne fait aucun prosélytisme. Nous nous contentons d'échanger, les gens en font ce qu'ils veulent. Aujourd'hui, quand tu vas faire tes courses, tout cela te semble normal. Tu perds la conscience que ce que tu manges provient d'une terre, que des hommes ont cultivée. La bête que tu dévores, c'est un amas de viande dans une barquette en plastique. La Monarchie, la violence qui s'est emparée de tout, tout cela est symptomatique d'une perte de sens profonde. Tu oublies d'où viennent les choses, tu oublies d'où tu viens, ce que tu es. Tu n'as plus conscience d'être un morceau de l'univers. Le monde autour de toi te le fait oublier. Et au Pas de l'Ogre, nous sommes convaincus que la vie prend un véritable sens à l'instant où nous retrouvons cette conscience. Cette opinion n'engage que nous, mais comme toute opinion, il est bon de la partager. C'est aussi parce que cette opinion n'est pas la tienne que tu ne peux pas rester.

— Au contraire, avança Maël, je crois que ça me parle. C'est un truc que j'ai toujours senti.

— Peut-être, mais tu ne l'as pas assez médité. Et quand bien même l'aurais-tu réfléchi, tu peux très bien vivre cette conviction à ta façon, indépendamment de nous. Il ne faut jamais s'engager sur un coup de tête, tout comme il faut se méfier des émotions premières, même si nous devons aussi les écouter.

« Il ne faut jamais s'engager sur un coup de tête ». Il se rappela, quelques jours plus tôt, qu'il ne jurait que par s'enrôler dans l'armée. Espoir désespéré... Choix de la facilité, aussi, comme l'était l'impulsion qui le poussait à rester.

Il demeura silencieux, réfléchissant intensément sous le regard de Sham qui le fixait, impuissant à deviner les émotions que ses paroles avaient fait naître.

— Je vais partir, finit par annoncer Maël.

— Où ?

« Dans nos ténèbres, il n'y a pas une place pour la Beauté. Toute la place est pour la Beauté. »

— Zoé a toujours aimé danser. Et hier soir, je l'ai sentie en regardant les danseurs. Elle était à mes côtés, comme si elle n'était jamais partie. Il y a un endroit qu'elle appréciait beaucoup. Peut-être que je retrouverais sa trace là-bas.

Il hésita un court instant avant d'ajouter, l'air innocent :

— Il faut juste que j'aille en Australie. Vous vous y prenez comment, pour voyager ? Vous ne vous limitez pas qu'aux régions frontalières du coin, non ?

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