17. L'homme est un loup pour l'homme

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Les accords du piano s'éteignirent doucement dans les mots de Maël.
Une larme avait glissé sur sa joue qu'il n'essuya pas. Une larme que Tyla fixa sans rien dire, sentant qu'il n'en avait pas fini.
Le silence s'étira entre eux quelques secondes et Maël reprit d'une voix étranglée.
— Je ne suis pas stupide. Je ne suis pas fou. Je sais que je ne la retrouverai pas. Elle est trop loin, une petite étoile perdue dans l'immensité du monde.
— Pourquoi continuer alors ?
Il passa la pointe de sa langue sur ses lèvres sèches.
— Parce que si je cesse de la chercher ou même de penser à elle... j'ai la sensation que tout ce qu'on a vécu n'aura jamais existé.
Il inspira.
— J'ai accepté qu'elle parte : ça ne veut pas dire que je suis prêt moi à la laisser partir. Je la rive à moi, j'espère toujours, alors que je lui avais promis... Je lui avais promis, Tyla ! Je lui avais dit qu'elle pouvait partir, que je ne lui en voudrais pas ! Mais en fait, j'ai mal, j'ai envie de l'engueuler et à l'intérieur je crève !
Maël avait crié ses derniers mots. Il sentit un sanglot se coincer dans sa gorge mais il ne prit pas le temps de le dissiper et il continua d'une voix étranglée :
— Le monde est vide sans elle ! Je l'aime, je ne peux pas accepte ! Et je perds le goût de ses lèvres, j'oublie l'éclat de ses yeux et le son de son rire, mais je ne peux pas me résoudre à tourner la page... Et à cause de ça, je deviens quelqu'un de stupide et d'égoïste !
Sa voix mourut. Il réalisa qu'il se sentait épuisé par les mots, comme essoré.
Il leva un regard vers Tyla qui le happa au sein du sien.
— Tu n'es pas stupide, ni égoïste. Tu souffres. Et peut-être as-tu choisi la mauvaise façon de soigner ta douleur, mais tu y arriveras.
Sa voix, toujours aussi monotone, le fit frissonner. Elle se leva et s'assit à côté de lui. Elle fouilla son regard, guetta un autorisation et pris avec douceur sa main dans la sienne.
Il ferma les yeux, bouleversé par le contact. Depuis combien de temps n'avait-il pas tenu une main ?
Les doigts de Tyla effleurèrent sa joue. Leur pulpe était chaude et calleuse. Depuis combien de temps n'avait-il pas été caressé ?
— Il y aura d'autres lèvres. Il y aura d'autres yeux et d'autres rires. Ça ne voudra pas dire que tu l'oublies. Juste que tu rends hommage à la vie en toi. Tu comprends ?
Paupières toujours closes, Maël acquiesça.
Une deuxième main se posa sur son dos. Il respira, le ventre noué et s'abandonna à l'étreinte. Les lèvres de Tyla trouvèrent alors les siennes le temps d'un baiser fraternel. Il frémit au contact, à la chaleur de la peau fine, paupières closes.
Depuis combien de temps se refusait-il à la douceur ?


                         ***


L'hélicoptère survolait le désert sans émettre le moindre bruit. Une aubaine pour la préservation du calme du lieu. Un piège mortel pour Maël.
Harnaché au fond de son siège, Reklan Solon tentait de ne pas trop penser au garçon. Ne pas trop penser à sa photo, aux secrets que renfermaient ses yeux brillant de douleur.
Il devait mettre ses affects de côté pour juger objectivement du cas qui lui serait présenté dans quelques instants. Il inspira et laissa errer son regard dans la cabine.
Face à lui l'Inspecteur Morlan avait étendu ses jambes devant lui et se tenait paupières closes, tête renversée en arrière. Relâchement feint, nota Reklan, en avisant le léger pli entre ses sourcils.
Morlan jouait gros. Le psychiatre avait fini par entendre le nom d'Eugène de Tourmonde, au détour d'une conversation. Il n'avait plus aucun doute sur les motivations de son collègue : éviter de se faire limoger et recevoir plutôt le généreux pot-de-vin qui lui avait été promis en cas de succès.
Un succès qui tenait à enfermer un gamin de dix-sept ans qui souffrait probablement d'une forme grave de dépression.
Reklan Solon retint un claquement de langue agacé. Voilà que son esprit revenait à l'adolescent.
Pas d'émotion. Interdit, les émotions. Mortelles, les émotions.
Morlan avait raison sur un point : il avait rejoint les rangs des loups, et un loup qui se montrait faible se faisait dévorer.

***


— Mais tu vois je...
Le pan de la tente fut arraché d'un seul coup ouvrant le passage à une bourrasque glacée. Maël eut juste le temps de voir Tyla se tourner vers l'ouverture puis le sable se souleva et une voix hurla :
— Personne ne bouge !
Maël sentit son front heurter le sol tandis qu'une masse s'abattait sur son dos. Il perçut des doigts qui s'enroulaient autour de ses poignets, ses bras qu'on liait dans son dos.
Le sable lui rentrait dans les yeux. Il avisa Tyla recroquevillée à côté de lui, esquissa un mouvement dans sa direction, mais des bras puissants le mirent sur ses jambes avant qu'il ne puisse la toucher.
— Tyla !
On le traîna à l'extérieur.
— Ty... Tyla !
Maël ne réagissait pas. Trop vite, trop brutal. Que se passait-il ? Qui étaient ces gens ? Ses jambes tremblantes ne le portaient plus et creusaient des sillons dans le sable glacé par le froid de la nuit. Il ne réagissait pas, mais il y avait cette voix dans sa bouche qui hurlait :
— Tyla !!
Une main gantée se posa avec violence sur son visage. Dans le chaos de son esprit, il aperçut une forme familière.
« Hélicoptère »
Tout son corps se mit à trembler lorsqu'il comprit enfin. Pourquoi - comment -, avait-il pu espérer que ses actes demeureraient impunis ?
Son ventre se contracta avec violence. C'était donc terminé ? On le rapatrierait, on le jugerait... Et Zoé ? Il secoua la tête. Il rassembla ses forces, se débattit, mais les mains qui le tenaient resserrèrent leur étau.
— Laissez-moi... Je dois... Je dois... Je...
Ses mots se perdirent dans la nuit et la poussière. Ses genoux heurtèrent le plancher de l'hélicoptère.
Il tomba dans deux yeux durs et froids, deux yeux de loup.
Les iris brûlantes le fixèrent trois longues secondes avant de se détourner de lui.
— Examinez-le, docteur. On décolle.

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