14. Le parfum

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— Tu dois manger.

Le garçon refusa la nourriture d'un signe de tête.

Deux semaines s'étaient écoulées depuis que Maël s'était réveillé au campement de Tyla.

Il avait dormi, beaucoup, parlé, un peu. Quand son corps le lui permettait, il sortait de la tente et marchait droit devant lui. Sa démarche était hagarde et hésitante. Il finissait souvent à genoux sur le sable brûlant, vidé de toutes ses forces, et Tyla devait alors le soutenir pour qu'il puisse regagner son lit. Il espérait toujours dans ces moments de fatigue intense entendre à nouveau la voix de Zoé qui avait résonné dans le désert. Mais son amour se taisait.

— Tu es trop faible.

— Je n'ai pas faim.

Tyla lui lança un regard indéchiffrable.

— Tu n'as pas faim. Tu n'as pas soif. Tu n'as pas sommeil, mais pas la force de te lever pour autant.

La voix toujours monotone de la femme aurait aussi bien pu exprimer de la compassion que de la colère.

— Je suis conteuse. Je reconnecte les gens à leurs vécus. J'ai ressenti leurs peines, j'ai bu leurs larmes. Et moi aussi, j'ai senti dans mes entrailles les convulsions de l'Histoire. Je connais ce désert intérieur que tu traverses.

Puis elle se mit debout, paraissant totalement oublier sa présence. Elle fit quelques pas vers un sac de toile qui encombrait un coin de la tente, en extirpa un instrument aux allures de mandoline qu'elle se mit à accorder.

Les cordes résonnaient avec un son grêle et vibrant. Elle prenait son temps, les pinçant méthodiquement plusieurs fois, écoutant chaque note rendue, puis ajustant leur longueur à l'aide de chevilles d'ivoires vissées dans le manche selon une table d'harmonie connue d'elle seul.

Maël était retombé sur sa couche, un bras replié derrière la tête, le regard perdu dans la toile écrue du toit de tente, soulagé que la femme capitule et ne poursuive pas ce qui ressemblait fort à un discours moralisateur. Tyla continuait à accorder son étrange instrument. Elle parut enfin satisfait et se mit à égrener des arpèges inconnus aux oreilles du garçon. L'adolescent se laissait bercer. Puis la musique laissa place à un silence et la voix de Tyla remplit l'espace, un monologue que sublimait avec discrétion l'instrument.

— « Je vais te dire. J'ai traversé un champ dépourvu d'étoiles où seul le vent m'accompagnait. Il pliait l'herbe sèche dans des chuchotements mystérieux, il sculptait le monde et érodait mon corps près à tomber en poussière. Elle, elle marchait devant moi. Elle avait les dents blanches qui scintillaient au soleil, je voyais au loin le balancement de ses hanches qui se découpait sur l'infini du ciel. »

Une note plus longue vibra sur ses mots. Maël frissonna.

— « Ses cheveux tressés comme des cordes de chanvres dansaient dans son dos, ce dos de femme qui se cambre aux oscillations de ses pas. Elle était là, lointaine, et je tendais la main pour l'emprisonner dans ma paume, devenue inutile à ne plus explorer ces vallées qui sont siennes. Je tendais la main, en murmurant son nom, mais jamais mes doigts ne purent saisir autre chose que du vent, ce vent qui sifflait et qui ployait les joncs. »

La musique se tut. Maël n'osa pas tourner la tête vers Tyla, pas plus qu'il n'osa parler, par respect, par pudeur aussi. Il était conscient que la femme venait de lui confier un fragment d'intime qui excluait un commentaire, quel qu'il soit. Quand bien même aurait-il essayé, il aurait été incapable de parler. Son âme chavirait dans les creux des mots prononcés la conteuse.

— Je sais le désert intérieur que tu traverses, répéta la femme.

Elle s'installa face à lui et posa une main sur son genou.

— Tu n'as pas le droit de t'y laisser mourir, articula-t-elle avec une force qui, pour la première fois, ressemblait à de la colère. Les mots que je viens de te donner, c'est un homme qui me les a offerts. Il les a écrit pour sa femme, morte. Et moi aussi, j'ai des phrases pour mes douceurs perdus. Moi aussi j'aimerais parfois m'étendre tant la douleur est lourde. Mais on doit à nos regrets de leur survivre.

Elle se tut. Maël n'avait pas tout compris

Il lui tendit une cuillère que Maël saisit après un instant d'hésitation. L'adolescent la plongea finalement dans le récipient, renouant avec ce geste si machinal.

« Je n'ai pas faim, Maël...

– Allez, Zoé. Une cuillère pour toi, une cuillère pour moi. »

Il se figea, heurté par la musique de cette phrase-ritournelle, le souvenir qu'elle charriait avec elle.

Alors qu'il fixait stupidement l'ustensile suspendu à mi-chemin de sa bouche, il réalisa qu'il ne reverrait peut-être jamais Zoé. La pensée s'imposa à lui, à retardement, évident, mais si soigneusement tenue à l'écart qu'il l'avait oublié, concentré qu'il était sur sa quête. Les mots de Tyla avaient fini par souffler les sédiments déposés dans son esprit.

« Une cuillère pour toi, une cuillère pour moi. »

Sa main se mit à trembler. La femme prononça un mot dans sa langue qu'il ne comprit pas, pressa une paume apaisante contre son épaule, sans que le spasme qui agitait l'adolescent ne se calme. Elle finit par envelopper les doigts du garçon qui tenaient l'ustensile dans les siens. Le tressautement s'arrêta.

Avec une grande douceur, elle guida la nourriture jusqu'à ses propres lèvres, avant de plonger à nouveau la cuillère et la diriger vers lui.

« Une cuillère pour toi, une cuillère pour moi. »

Combien de fois avait-il prononcé cette phrase ? Et combien de fois Zoé, avec son appétit d'oisillon, lui avait-elle répondu, qui par un sourire triste, qui par un signe de refus ? Les images se succédèrent, un kebab, un plat de pâtes, une glace à la fraise et il sentit les souvenirs enfler en même temps que les larmes dans sa gorge. L'une d'entre elles força le barrage de ses paupières, dévalant sa joue jusqu'à sa bouche et la cuillère que Tyla continuait à y emmener.

– Pourquoi ces larmes ?

Maël leva vers elle ses yeux embués mais ne lui offrit rien d'autre en réponse qu'un sourire d'excuse. Qu'aurait-il pu lui dire ?

Elle l'aurait trouvé stupide, à pleurer pour une glace à la fraise au parfum d'adieu.

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