5. Reklan Solon

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Reklan Solon avait endossé de multiples rôles au cours de sa vie. Médecin, trader, juriste, homme politique et désormais psychiatre pour les Renseignements intérieurs, son esprit prodigieux s'était à chaque fois, durant ces vingt dernières années, glissé dans la peau d'un être nouveau. Il ne tirait aucune gloire de ce très long curriculum. Bien au contraire, cela l'affligeait. Il avait agi toujours par nécessité : il se transformait sans cesse pour aller au-devant du pire. Le monde s'étiolait : il devait se trouver chaque fois là où l'on avait besoin de lui pour le maintenir.

Il grimaça en avisant son reflet dans le miroir du hall. Teint pâle, traits tirés, il faisait bien dix ans de plus que son âge. Depuis que la Monarchie s'était installée par un coup d'État subtilement démocratique, il lui semblait qu'il vieillissait à vue d'œil. La voix sèche qui résonna dans son dos lui fit oublier ses préoccupations esthétiques.

— Ah, Docteur ! Votre présence est requise de toute urgence.

Il se tourna avec un air résolument affable vers l'Inspecteur Morlan, un jeune trentenaire dont la participation active au putsch quatre ans plus tôt avait suffi à déclencher la fulgurante montée en grade.

— C'est pour ça que je suis là.

— L'affaire est sensible. Suivez-moi.

Reklan Solon emboita le pas à l'homme qui le mena jusqu'à un ascenseur puis une succession de couloirs baignant dans une lumière crue. Il le fit entrer dans un bureau impersonnel. Le psychiatre ne s'attarda pas sur l'ameublement sommaire qu'il connaissait par cœur : la même configuration se retrouvait dans chaque pièce de l'étage. Il se tourna plutôt vers son interlocuteur, mains jointes dans son dos, dans une attitude qu'il espérait la plus professionnelle possible.

— Dites-moi.

— Actes de violence contre un noble. Délit de fuite. Sortie non autorisée du territoire. Et probablement, dans les jours à revenir, un refus de se présenter à son centre de recrutement qui entraînera une non-conformité vis-à-vis des obligations du service national.

— Un adolescent rebelle, donc ?

— Il a dix-sept ans.

Reklan Solon ne put s'empêcher d'arquer un sourcil surpris.

— Un garçon de dix-sept ans mobiliserait les Renseignements Intérieurs ? Pardonnez-moi, mais les faits me paraissent bien mineurs pour que votre département engage ainsi ses forces.

L'inspecteur Morlan pinça les lèvres.

— Si l'affaire nous a été confiée, c'est avec raison.

— Je n'en doute pas, rétorqua Reklan avec un sourire indéchiffrable. Vous êtes trop intègre pour faire passer sous votre juridiction, et les prérogatives qui vont avec, une affaire qui ne serait pas d'une extrême gravité.

Les Renseignements Intérieurs n'investiguaient que pour les cas les plus délicats, ceux qui mettaient en péril la sécurité du Royaume et la Monarchie. De l'avis de la justice et des élites, les Renseignements menaient un travail remarquable. À tel point que toute opposition au coup d'état avait fini par se dissiper. Les insurgés avaient été matés, les contestations réprimées avec efficacité et discrétion, une campagne publicitaire gouvernementale rédigée... Jusqu'à finir par obtenir le silence des masses et la stabilité. La justice royale, la justice vraie, la justice forte.

Mais Reklan n'était pas dupe. L'homme en face de lui n'avait que faire de la justice. Il se doutait bien que la famille noble qui s'était estimée bafouée lui avait versé une somme conséquente pour qu'il prenne l'affaire sous son contrôle. Dans les jours à venir, l'Inspecteur Morlan alourdirait les charges qui pesaient sur le prévenu. Il obtiendrait des preuves, vraies pour quelques-unes, truquées pour beaucoup. Un juge naïf s'indexerait à son rapport, et le garçon serait condamné comme un criminel.

L'Inspecteur lâcha sur le bureau une imposante pile de documents, mettant fin à ses pensées moroses.

— Vous verrez dans ce dossier que nous avons toutes les raisons de penser que c'est un fou furieux.

— Cela, Inspecteur, c'est à moi de l'établir, en l'examinant.

L'Inspecteur eut un petit sourire.

— Bien sûr, Docteur. Vous devrez cependant vous contenter des renseignements collectés par nos services pour l'instant et que je vous ai apportés. Comme je vous l'ai dit, le prévenu a quitté illégalement le territoire. Ça ne plaide pas en sa faveur, pour peu qu'un scélérat dans son genre puisse espérer la moindre indulgence.

Le Docteur Solon s'approcha des papiers et les feuilleta lentement. La photo d'un adolescent - regard sombre, visage grave — occupait la première page. Ses yeux semblaient comme des puits obscurs. Des yeux qui hurlaient de mystère. Reklan Solon déchiffra le nom. « Maël Adelis ».

— Avez-vous des pistes ?

— Il a participé à une manifestation il y a trois ans. Nous lui avons trouvé peu de relations et d'amis, hormis l'aîné de la Famille Phoebé, deux filles du peuple nommées Julie Tehard et Zoé Darell et un écrivain - aux écrits conformes à la bienséance, - aussi directeur dans un cabinet d'études, Émile Bahan. Nous cherchons encore à déterminer la nature des liens qu'il a tissés avec eux. Il pourrait être lié à un mouvement démocratique, ce qui doit nous inciter à la vigilance.

— Je vois. Je vais travailler de mon côté.

Morlan acquiesça, raide.

— Je vous laisse prendre connaissance de nos recherches.

Il se détourna et s'apprêta à sortir, avant de se raviser la main sur la poignée.

— Fou ou sain d'esprit, c'est une menace. Il serait d'en notre intérêt de le faire enfermer.

Une pause. Reklan ne cilla pas lorsque le regard de Morlan le transperça.

— Et dans le vôtre bien entendu.

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