Des dizaines de fois. Des centaines peut-être. J'ai passé tant de temps dans ces rues. J'ai cherché à faire des rencontres, à découvrir des gens, à me nourrir de ce qu'ils m'apporteraient. Je ne découvre donc rien aujourd'hui. Vraiment rien. C'est en quelques sortes ma famille qui m'attend. Presque, du moins. Parce que je suis sûr que personne ne m'attend. Presque.
Le col de mon manteau est remonté contre mon cou. Ma main s'y perd de temps à autres, parce que j'ai besoin de me rassurer. Savoir que ma peau n'est pas à la vue de tous. C'est ridicule. J'en ai conscience. Je me protège comme je peux. Je ne me dévoile pas à n'importe qui. Et il est hors de question que l'inconnu du coin ait accès à ma peau.
Mon maigre sac à la main, les madrilènes pensent que je suis des leurs. Je suis sûr qu'ils le pensent. Ma peau légèrement teintée les en conforte probablement. Non, je ne suis pas Espagnol. Non, je ne veux pas l'être. C'est pourtant trop tard. Il n'y a plus aucun doute. Tout s'active autour de moi et je reconnais chaque place, chaque station de métro.
Je me sens idiot en contemplant la Fnac. Je me raccroche tant bien que mal à ce que je connais. C'est le moyen de faire vivre la France en moi. Elle est là, ancrée, au fond, secrètement. Elle croit que je l'ai quittée, que je l'ai trompée. C'est faux. Je ne l'ai jamais oubliée. Elle m'habite quand je ne suis pas chez elle. Son omniprésence, au contraire, me rassure.
Je n'avais jamais imaginé que tout serait allé si vite. Je t'ai quittée trop vite, je le sais. Pourtant, je t'aimais. Je ne voulais pas partir. Ils sont tellement nombreux à se sentir emprisonnés. Ils croupissent dans tes cachots, enfermés entre ce qu'ils s'imaginent être des griffes. Je ne vois de toi que des mains tendres, douces, qui viennent de temps en temps se poser sur mes yeux pour me forcer à penser à toi.
Je t'ai quittée parce que tout m'y obligeait. Tu imagines ? L'occasion était trop belle. Je suis sûr que tu ne m'en as pas voulu. Tu m'as tout offert, c'est vrai. Grâce à toi, j'ai pu tout dépasser. L'université m'a accepté et n'a jamais cherché à dépouiller mon compte bancaire. Avec toi, j'ai appris à chercher, à comprendre, à accepter le monde.
J'étais si heureux quand tu m'as donné la plus belle chance de ma vie. Tu ne m'as pas laissé tomber. Tu m'as nourri, logé, financé pendant des années pour me permettre de réaliser l'impensable. Tu m'as confié tes enfants, tu as accepté que je leur confesse ma vie et ce que j'en savais. Tu m'as honoré en faisant de moi un professeur. Le doctorat fut si court.
Malgré tout, malgré tout ce que tu m'as fait, je suis parti. Ils m'ont tant offert. Te rends-tu compte ? Tu me proposais de chercher et, à côté, d'enseigner. Tu envisageais même de me libérer de mes obligations d'enseignement. C'est là que tu as commis une erreur. Je suis parti à cause de ce faux-pas. Tu as voulu me retirer celles et ceux qui étaient devenus nos héritiers.
Oui, mes étudiants sont mes héritiers. Je leur léguerai tout à ma mort. Tout. En réalité, chaque année, ils reçoivent déjà une grande partie de mon héritage. Ils sont mon énergie vitale, ma seule manière d'être et d'exister. Je te l'avais dit. Et tu as voulu me priver d'eux. Tu n'aurais jamais dû.
Alors j'ai accepté les propositions internationales. Ces écoles avaient compris ce que j'espérais. Elles m'ont libéré d'une partie de mes contraintes de recherche pour augmenter encore et encore mes activités d'enseignement. Des milliers. Ce sont des milliers d'héritiers qui courent sur Terre. Je ne sais pas si j'aurai assez fait pour qu'ils aient tous un digne héritage. Mais je leur ai promis que je serai à leur hauteur.
Je me sens tellement idiot. J'ai l'audace d'être triste. Aujourd'hui. Après dix ans passés à parcourir une partie du globe. Pour justifier mon manque de recherches, il fallait bien que je change d'établissements régulièrement. Je me sentais infidèle. Infidèle à la France. Infidèle à mes premiers étudiants. A ceux à qui j'avais promis d'être là pour leur remise de diplômes.
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Special Teacher (B&B)
RomanceFlorent, la trentaine, vient d'accepter un poste de professeur à Madrid. Après des années à changer d'établissement tous les ans, il est temps pour lui de s'installer, de renouer avec une vie sociale. Pourtant, les relations qu'il entretient avec se...