J’aurais donc réussi à dormir dans mon nouvel appartement sans inaugurer l’étage. Ce sont les pâles lumières de notre étoile diurne qui ont forcé mes paupières à se lever. J’avais oublié les volets, mon réveil, de me déshabiller. Bref, je suis dans la même position qu’hier avant de m’assoupir, la musique en moins.
La soirée fut belle. Maximino, bien sûr, malgré l’agacement qu’il a pu créer chez moi avec certains de ses commentaires déplacés. L’appartement en lui-même, qui est une perle madrilène. Je n’arrive pas à concevoir que je suis actuellement en plein cœur de la ville alors que ma vue ressemble davantage à la campagne espagnole. Enfin, j’ai surtout renoué avec la musique. Ô bien entendu je n’ai pas la carrure d’un pianiste.
Je ne fais que tenter quelques compositions minimalistes qui conviennent parfaitement bien à ce que je suis. Ces notes posées là au bord du clavier sont le fidèle reflet de ce que je crois être ma vie intérieure. Quelques soubresauts relativement simples qui viennent trouver vie en dehors de leur source créatrice. J’existe dans le monde, pas en dehors. Il n’y a pas de vie intérieure, de vivacité qui ne devrait sortir.
Les jardins secrets sont pour moi uniquement présents pour rassurer celles et ceux qui ne parviennent pas à tisser avec les autres et avec le monde des liens puissants. Se retirer du monde, avec soi, c’est se replier. Ce serait commencer une spirale infernale dont sortir est difficile : je crois que l’on prend goût à la solitude, parce qu’elle ne représente aucun danger. Point de contradicteur, point d’événement perturbateur.
C’est d’ailleurs pour cela que je ne suis ni musicien, ni philosophe. Je suis professeur. Je suis fait pour enseigner. Telle est ma vie, celle qui permet de se découvrir avec les autres, en se confrontant à leur parcours, à leur propre vie, à leur vision du monde. C’est ensemble, eux et moi, que nous faisons avancer la connaissance du monde, bref la science.
Je suis dans le même état mental qu’à mon habitude le jour d’une rentrée. Malgré les peut-être dizaines que j’ai connues, je ne parviens toujours pas à m’y accoutumer. Le simple fait de découvrir de nouvelles personnes, souvent plus jeunes que moi, parfois plus âgées, quelques fois à peine sorties du lycée, plus rarement déjà diplômées et professionnelles, est purement magique.
C’est en tout cas ce que je ressens lorsque je daigne enfin laisser les gouttes d’eau chaude lentement descendre sur mon corps. Il serait temps, après le voyage et la soirée que j’ai passée. Débarrassé des vêtements qui étaient collés à ma peau depuis bien trop longtemps, je profite des différentes options laissées par cette douche dernier cri. Je choisis la couleur, la température, l’intensité, la pression ; je me sens dorloté, et je ne manquerai désormais plus jamais ce rendez-vous quotidien.
J’ai reçu hier matin un message de l’école. Ce matin, je me rends chez eux pour poursuivre, à quelques centaines de mètres, à l’université cet après-midi. Deux rentrées étaient déjà pour moi des nouveautés ; qu’elles soient le même jour vient renforcer encore l’impression omniprésente ces derniers temps de profond changement dans ma vie.
Je ne serai jamais en retard pour mes étudiants. Jamais. Alors que la radio espagnole vient violemment de changer d’intensité musicale, mes oreilles sont brutalisées par un groupe dont la chanson me stresse. Je dois être plus rapide. Je gagnerai du temps sur le choix de ma tenue : je dois impérativement être en costume, y compris en cravate, lors de ces moments solennels.
Autant je ne suis guère dérangé par la chemise, autant je reste habituellement plus distant de mes cravates. Quant à la veste de costume, elle finit souvent au loin pour me laisser libre de mes mouvements. Après tout, je n’ai pas envie d’être une statue au discours rodé. Ce serait mentir aux étudiants, me mentir à moi-même, aussi, simplement pour satisfaire des codes désuets.
Je serai respectueux aujourd’hui, mais audacieux. Me voici avec un costume bleu, une chemise blanche mais une cravate alternant des rayures bleues, violettes et rouges. Autant annoncer la couleur immédiatement : j’accepte les règles mais je sais jouer entre les lignes. A quoi bon se plier au bon vouloir d’une école qui m’a supplié de la rejoindre ?
Le seul désagrément que je pourrais retenir quant à cet appartement reste sa situation, comparée aux établissements dans lesquels je suis désormais amené à travailler. Rien de bien grave, évidemment. Tout de même, me voici déjà lancé à pas de course dans les rues de Madrid, et ce avec suffisamment d’avance.
La musique que j’avais pourtant choisie sur mon portable m’indiffère, tout autant que toutes les personnes qui croisent mon chemin. J’ai affiché, imprimé et retenu le parcours que je devais assurer pour aller jusqu’à l’école et seul l’itinéraire occupe mes pensées. Dans un sens, je devrais m’en réjouir : la légère tension de la rentrée est actuellement occultée derrière un épais voile géographique.
Sortant du métro, pensant qu’il ne me reste que quelques mètres à parcourir en choisissant la rue située à ma gauche, mon regard se pose sur le monument en face de moi. Il me saisit, me fait frissonner. Ses arches, ses colonnes, son horloge, ses drapeaux. La voici, la fameuse Université Complutense de Madrid.
Celle qui m’a recruté sans aucun entretien, pas même un échange téléphonique ou même d’emails. Non, ils m’ont choisi au regard de ma réputation, de mes références, de ce qu’ils savaient de moi. Un poste permanent, incluant de la recherche évidemment. Le refuser aurait été une erreur. D’autant plus qu’un accord persiste entre l’école de commerce et l’université, me permettant toujours, et c’était la condition, d’enseigner plus que de chercher.
J’essaie d’ôter cette image de ma tête, pour l’instant, et me met quasiment à courir en destination de l’école. La rupture est fascinante : l’université semble s’appuyer sur son passé, tandis que cet établissement a opté pour le futurisme. Le passage de l’un à l’autre me convient parfaitement. Dans tous les cas, je serai moi-même, peu importe le contexte ou l’environnement qui, j’en suis convaincu, n’accueille pas les mêmes publics.
Je n’ai guère le temps de passer l’immense porte en verre qu’un jeune homme, à qui je reconnais environ vingt-cinq ans, me saisit le bras, et m’interpelle dans un français correct mais tout de même entaché d’un fort accent espagnol :
« Monsieur El Principe ! Quel honneur ! Réellement ! »
Je souris à cette traduction maladroite. Je n’ai pas choisi mon nom de famille. Leprince. Florent Leprince. Heureusement, contrairement à ma sœur ou à ma mère, je n’ai jamais imaginé que ce patronyme pouvait influencer mon caractère ou, pire, ma carrière. L’une comme l’autre sont si fières de s’appeler ainsi, et sans doute aussi de jouir de l’hypocrisie ambiante à son énoncé.
L’erreur est usuelle : mes élèves, mes collègues, mes collaborateurs séparent le prince du le, comme s’il s’agissait d’un substantif. Inconsciemment, ce jeune homme vient de connaître la même confusion. Je ne peux réprimer mon sourire, je le sens mal à l’aise face à une réponse qui tarde à venir.
« Leprince suffira, je vous remercie, dis-je en lui serrant la main et en posant la seconde sur son épaule afin de le rassurer face à l’épiphénomène que représente cette maladresse.
— Monsieur Leprince, insiste-t-il, suivez-moi, je vous propose de rejoindre vos collègues.
— Avec joie, je suis impatient de les retrouver ».
J’arrivais dans cette école en terrain conquis. Je connais la plupart des enseignants, les étudiants ont un jour ou l’autre entendu des rumeurs ou des commentaires plus ou moins positifs au sujet de mes cours, et la direction ne cesse de communiquer depuis la signature de mon contrat sur mon recrutement au titre de senior professor.
Enseignant m’aurait suffi, mais leur obsession de la compétition y compris au sein des établissements de formation les contraint à trouver des distinctions entre nous. Quand nous cesserons de nous considérer plus puissants et plus intelligents que les étudiants, nous aurons déjà réussi à former des êtres humains respectueux et ayant conscience de ce que sont l’éthique, la responsabilité ou encore la communauté.
Pour l’instant, je suis absorbé par une foule étrange, dans laquelle les statuts n’ont plus cours : peu importe, pour une fois, que vous soyez étudiant, enseignant, intervenant ou personnel administratif, tous se tournent vers leur divinité du jour. La directrice de l’école, prix Nobel d’économie l’année dernière, n’est pas la plus agaçante des femmes. Pour autant, son ego est gonflé, parfois malgré elle, par la cour qui s’installe paisiblement dans l’immense amphithéâtre devant elle.
Les discours convenus, solennels et élogieux se suivent, sans compter l’autosatisfaction de certains de ces responsables pédagogiques, persuadés que l’attractivité de leur école se mesure en nombre d’étudiants ayant tenté le concours d’entrée. Plus le pourcentage de sélection est élevé, plus les enseignants semblent être heureux. Je pense surtout à tous ces jeunes qui, candidats, ayant payé des sommes parfois arrogantes, ayant travaillé pendant des mois sur des méthodes propres à notre école, se retrouvent aujourd’hui évincés sans pouvoir valoriser le fruit de leur travail passé : nous sommes les seuls à proposer des épreuves aussi vastes et ouvertes.
Ce n’est certainement pas le bon jour pour envisager une fronde. Pour autant, je saurai, à l’avenir, me faire entendre de ces ayatollahs de l’excellence sans avoir été capable de la toucher du doigt ne serait-ce qu’une fois. Je ne renoncerai jamais au respect des étudiants, à la reconnaissance de leur travail et de leur personnalité, à la relation humaine qu’il existera toujours entre eux et moi.
Perdu dans mes pensées altruistes, je néglige le discours en espagnol quand, soudainement, un changement de langue s’opère. La directrice avait repris la parole, en français, pour annoncer l’arrivée de nouveaux collègues. Dont un certain Florent Leprince. En un dixième de seconde, je me retrouve confronté à des centaines d’yeux braqués sur moi, sans compter cet ignoble œil de verre bleu qui, dans la clarté de l’immense salle, permettait aux présents de me repérer.
Face à ces applaudissements de circonstance, inutiles, inintéressants, je ne souris pas. Ce ne sont pas les applaudissements d’une fin de cours, quand les étudiants me renvoient à leur manière un peu de reconnaissance. Rien n’est vrai dans ceux que je vois et j’entends maintenant. Alors, quand un micro m’est tendu malgré l’absence d’émotion sur mon visage, une seule phrase me semble pertinente :
A toutes et tous, je vous attends. Non pas dans mes cours. Dans nos cours. Non pas dans les salles. Dans nos salles. Non pas pour votre avenir. Pour notre futur.
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Special Teacher (B&B)
RomanceFlorent, la trentaine, vient d'accepter un poste de professeur à Madrid. Après des années à changer d'établissement tous les ans, il est temps pour lui de s'installer, de renouer avec une vie sociale. Pourtant, les relations qu'il entretient avec se...