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La Gran Via me paraît immense. Je ne me préoccupe pas autant des numéros habituellement. Je flâne près des librairies, j'observe les restaurants, je m'intéresse à ces minuscules magasins alimentaires dont l'Espagne a le secret. C'est inutile pourtant, puisque je ne reste que quelques semaines et que je loge dans un hôtel.

J'ai l'impression de tout redécouvrir, comme si mon œil avait changé. Oui, les madrilènes ont compris que j'étais des leurs. Je viens d'atterrir physiquement et émotionnellement dans l'une des plus belles villes du monde. Placée sur un piédestal, la capitale m'a toujours fasciné pour son côté mystérieux.

Si Raphaël était là, il se moquerait de moi. J'en suis convaincu. Il ne comprend pas que l'on ne prépare pas un minimum ses voyages ou, comme moi, que l'on se refuse à utiliser Google Maps pour se retrouver. Je suis parfois un peu en décalage, obsédé par la vie à vivre. Je préfère flâner le long de la Gran Via que de trouver le chemin le plus court pour arriver à destination.

C'est l'occasion idéale pour jeter un œil aux gens qui passent, pour les regarder accélérer et décélérer au fil des arrêts imprévisibles de leur compagnon de route de devant. Dans ces moments-là, je me sens invisible. Il suffit que je dépose mes écouteurs contre mes oreilles pour que définitivement je perde tout lien humain avec eux. Je deviens l'observateur caché de mes succincts voisins de vie.

Je regarde cette touriste blonde qui, à cause de la longueur de ses cheveux, semble mal supporter la chaleur madrilène. Je vois ce couple amoureux dont je suis incapable de distinguer le sexe. A vrai dire, ça ne m'intéresse pas. Je saisis le vol incontrôlé de ce jeune garçon tentant de récupérer son ballon montant peu à peu dans le ciel.

Face à cette paisible marche, je ne peux toujours pas empêcher ma main, frénétique, de remonter le col de mon manteau. Je dois être bizarre à leurs yeux. Porter un trench alors que la chaleur espagnole commence à se dévoiler est sans doute une curiosité. Je ne pouvais me résoudre à ne pas l'emporter avec moi, alors que le reste de mes affaires ne sera disponible que dans une semaine.

Enfin arrivé devant la porte rouge, je remarque une silhouette qui ne m'est pas inconnue. De dos, je n'ose approcher. J'ai envie de croire qu'il est là. Ce serait une belle surprise. Ma main, frénétique jusque-là, devient hésitante mais parvient à se poser sur l'épaule de cet homme. Il se retourne. Maximino. Ce ne peut être que lui.

Maximino est un personnage haut en couleurs. Alors que j'intervenais dans la formation continue d'une des écoles de commerce, Maximino était un des étudiants. Enfin, étudiant. Il avait deux ans de plus que moi. Pourtant, à l'instar de tous ses camarades, ces chefs d'entreprises, ces cadres, ces chômeurs aussi, revenaient écouter des professeurs pour parfaire leur vision de l'économie et de la gestion.

Maximino était terrible. Il ne cessait de me contredire. Je n'arrivais à rien avec lui. A chaque cours, il cherchait un contre-exemple pour défaire les théories et les illustrations que je tentais de leur apprendre. A tel point qu'un jour, j'ai dû le sortir. Je lui ai demandé de quitter mon cours. Il empêchait le débat en imposant ses vues aux autres, en estimant que tout autre exemple que les siens ne permettaient pas de répondre aux enjeux.

J'ai vécu douloureusement ce cours. Pour la première fois de ma vie, je devais demander à un étudiant de quitter mon cours. Je n'imaginais pas une seule seconde que j'eusse à agir ainsi un jour. Ce fut pourtant l'une des meilleures décisions. Maximino avait attendu dans le couloir que nous terminions. Il s'était alors présenté devant moi, alors que j'étais encore assis à mon bureau.

Cet imposant majorquin ne se tenait pas droit. Non il était recroquevillé sur lui-même. Ses yeux fixaient mes mains, mon stylo, ma feuille, mais en aucun cas ne se risquaient à croiser mon regard. Il tenta de me dire quelques mots, si faiblement que je n'entendis rien. Sa tête s'est alors relevée, il fixa le tableau blanc derrière moi et, dans un souffle, lança un premier « perdón ».

Special Teacher (B&B)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant