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Leur présence a littéralement sauvé mon trajet. Ma vie, devrais-je le dire ? J'ai toujours été seul, toujours été solitaire, toujours été malmené par mes propres projets. Je pense que le cercle s'autoentretient. Plus j'étais seul à enchaîner les déplacements professionnels, plus j'avais besoin de les voir, de les côtoyer, de les accompagner.

Qui peut oser dire qu'il a cette chance ? Je hais tellement certains de mes collègues pour ça. Ils n'aiment pas enseigner, ils n'aiment pas être dans une classe. Être en face d'eux semble être un calvaire, alors que c'est simplement la chance d'une vie. L'incroyable opportunité de saisir ensemble l'avenir d'une génération qui, si elle est bien aiguillée parce que conseillée par celles et ceux qui ont vécu avant elle, sera encore meilleure.

Comment en sommes-nous arrivés là ? Comment notre monde, qui a des millénaires d'existence, n'est-il pas parvenu à s'améliorer ? Chaque vie est une expérience supplémentaire qui devrait enrichir celle des nouveau-nés ; et ce ainsi de suite. Nous ne savons plus transmettre, faire de nos jeunes générations des acteurs de l'avenir, du leur comme du nôtre.

Ce sont des héritiers, comme nous l'avons tous été. Comme moi. Aujourd'hui, j'ai simplement le bonheur d'avoir des milliers d'héritiers. Il n'y a pas chez moi de disputes de succession. Il n'y aura pas non plus de pleurs. Sauf chez moi peut-être. Le déchirement qui me parcourrait chaque année était devenu intenable.

Perdu dans ces pensées relativement peu positives, je n'ai pas ressenti le trajet en métro s'écouler. Me voici déjà arrivé Gran Via, à quelques pas donc de chez moi. Je m'arrête à un de ces magasins à proximité, achète quelques produits de base ; puis traverse vers le bar à tapas que j'avais repéré hier. Il serait temps que je me réhabitue aux coutumes locales.

Je commande une vingtaine de tapas, à emporter. Je les mangerai en téléphonant à Raphaël. S'il est libre. Tout en attendant le verre de vin qui me permet de patienter, je lui envoie un message. J'espère qu'il ne sera pas occupé. J'ai besoin de lui parler ce soir. Ce devient indispensable.

Tout en laissant mes lèvres parcourir les rebords du verre, puis l'alcool doucement humidifier mes papilles, mon palais puis ma gorge, je laisse mes yeux se perdre dans le bar et sur la terrasse. Les passants passent, des jeunes surtout. Peut-être des étudiants de l'un ou de l'autre de mes établissements. Peu importe. Ce soir la chemise que je porte est usée.

Mes tapas sont là, méticuleusement placés dans des boîtes qui conserveront la chaleur le temps du trajet, c'est-à-dire quelques secondes le temps que le feu vert me permette de rejoindre le trottoir d'en face, puis que mon ascenseur daigne me porter à hauteur de mon appartement. Je vais ouvrir les fenêtres, laisser le vent pénétrer dans la pièce et dans mon esprit, et goûter au plaisir de retrouver ces vieux amis qui excitent tant mon estomac.

Le temps de monter, mon portable vibre alors que la notification de Skype se fait entendre. Je comprends sans difficulté que non seulement Raphaël est libre mais, surtout, qu'il a envie de me voir en plus de m'entendre. Tant mieux. Même si ce verre de vin semble avoir emporté avec lui une partie de ma lucidité, conjugué à la fatigue probablement, je sais qu'il ne dira rien sur ma mine.

Je dépose ainsi les tapas sur ma table et, comme promis, ouvre les fenêtres puis mon ordinateur. Le second s'allume tandis que les premières s'illuminent. Le soleil encore haut parvient à les frapper, les réchauffant toujours malgré la fournaise qu'elles ont pu connaître toute la journée. Pour éviter l'aveuglement, je tire quelques voiles sur elles, et prends enfin place sur mon canapé.

Skype est lancé, Raphaël a accepté l'appel vidéo et nous voici enfin retrouvés. Lui avec une barbe naissante que je n'avais encore jamais vue, moi avec un tapas dans la main.

Special Teacher (B&B)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant