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Cette salve légèrement provocatrice avait eu l'effet escompté sur les étudiants : des rires bienveillants, des sourires aussi, des applaudissements francs, honnêtes, sincères. Du moins c'est ainsi que je les ai perçus. Même écho dans la direction, je venais, sans doute sans le vouloir, de justifier par ce coup d'éclat la raison de mon recrutement. En revanche, j'ai senti chez mes nouveaux collègues un agacement relativement unanime.

A l'écart, quelques jeunes enseignants, ou doctorants après tout, je n'en sais rien, ont rejoint la cohorte des étudiants pour s'associer à ce discours. Pour les autres, les bedonnants professeurs, les intervenants grassement payés, les tuteurs aux conseils mal avisés, je venais de signer mon arrêt de mort. Je le vois dans leur regard haineux.

Il y a chez certains d'entre eux un marathon egotique auquel je ne prendrai tout simplement jamais part. C'est d'ailleurs tout le tragique de la situation : ils doivent s'imaginer que je convoite des postes de direction, des représentations ou, pire, des décharges de cours. Ils ne savent rien, en effet, de ce qui m'intéresse réellement.

J'assume chacun de mes propos, il n'est pas question que je change pour quelques egos mal placés. Pourtant, j'ai conscience du poids de mes actes : ils ont vu dans ces phrases négatives une attaque personnelle. Tant pis. Je défends cette vision. Disons simplement que j'imaginais être mieux accueilli ici qu'à l'Université. En général, un collègue qui cherche peu et qui vient du privé n'est pas le bienvenu. Je le découvrirai tout à l'heure.

Après ces autocongratulations, il est temps pour la direction de clore la rentrée et de laisser place aux cours, précisément. Ceux que j'annonçais quelques minutes auparavant. Ceux que j'attendais depuis des mois, en repos forcé pendant ces vacances estivales. Pour ce premier cours, je n'avais rien amené. Ni ordinateur, ni documents, ni même de feutres.

Poussant la porte de l'amphithéâtre, je constate que, déjà, des étudiants sont sortis. Certains attendent dans le hall, voire sur les escaliers dehors ; quand d'autres partent déjà à la recherche de leur salle de cours. Le contraste entre les plus jeunes et les déjà aguerris se dévoile ainsi doucement.

Je débute avec un cours que j'affectionne particulièrement, mais qui n'est que peu apprécié des étudiants habituellement. Je suis inarrêtable sur le sujet, d'autant plus avec un public d'étudiants en master. Issus ou bien de leur licence à l'école ou bien de l'extérieur et recrutés pour l'occasion, je compte bien défaire chez eux toutes les idées préconçues qu'ils ont bien pu rencontrer.

J'assurais déjà ce cours l'année dernière, en master 2. J'avais réclamé auprès de la direction que le cours soit avancé, pour éviter que des collègues rétrogrades ne viennent pourrir leur esprit sain avec des théories obscures. L'éthique des affaires est sans doute un cauchemar pour eux quand le titre de mon cours apparaît sur leur emploi du temps. Heureusement, cette image de la discipline s'estompe rapidement.

En master 2, ils étaient nombreux à résister. A refuser. A s'éloigner autant que faire se peut de la vérité. Formés à la « bonne école » du profit, rien ne justifiait pour eux que l'entreprise ait autre chose à penser que sa rentabilité. Et pourtant. Au bout des quinze heures, plus aucun ne remettait en doute le caractère indispensable de l'éthique.

Le bonheur dont je jouis ici reste le Français. L'école étant en partenariat avec la plupart des établissements français, leurs étudiants sont nombreux à venir nous rendre visite. Quant aux Espagnols et aux autres étudiants internationaux, ils choisissent la langue étrangère dans laquelle le cours est dispensé, parmi l'anglais et le français. J'enseigne donc dans ma langue natale, un plaisir sans nom.

J'ai pour habitude d'arriver dans la salle de cours en avance, pour que je puisse être installé avant mes étudiants. Etant donné que je n'ai aujourd'hui ni support à présenter, ni ordinateur à allumer, il n'y a aucune raison qui justifierait une telle avance. Alors je flâne. J'observe les couloirs de l'école légèrement rénovée.

Special Teacher (B&B)Où les histoires vivent. Découvrez maintenant