DIX-NEUF.

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Erwin vagabondait. Il essayait de sortir du trou dans lequel il s'était plongé lui-même mais si entrer dans la déprime était facile, le chemin pour en sortir était semé d'embuches et la vie avait tendance à mettre des pièges dans lesquels Erwin faillit retomber. Il n'avait jamais touché à l'alcool, ni à la drogue. Quelques bières de temps en temps, les soirs d'été. Un ou deux joints quand il était ado et qu'il voulait faire « comme tout le monde » mais rien depuis. Ses collègues se moquaient de son côté propre sur lui, sans se douter qu'Erwin était surtout un maniaque du contrôle. Ou du moins, c'est ce qu'il avait cru jusqu'à ce que le bonheur ne quitte sa vie. Cela avait duré deux ans. Erwin remontait tout juste la pente.

On était samedi et depuis six semaines, l'homme s'activait à trouver quoi faire de son week-end. Il avait déjà été faire trois fois le tour de Vondelpark quand il décida de longer Singelgracht jusqu'à se retrouver devant la façade du Rijksmuseum. Depuis combien de temps ne s'était-il pas aventuré ici ? Noël approchait à grand pas et les touristes s'entassaient devant la devanture historique, déployant leur téléphone pour se prendre en photo. En famille, entre amis, transis d'amour... Si Erwin n'avait pas été aussi désespéré, il aurait sans doute juré en néerlandais avant de maudire les avancées technologiques. Lui qui avait toujours été pour le progrès, il le regrettait maintenant. La société devenait individualiste et lui renvoyait sa solitude en plein visage. « Tiens, Erwin, prends-toi ton divorce dans les dents, et ta fille qui refuse de te parler car tu n'as jamais été un bon père ». Mais si Erwin voulait détester le monde entier, c'était pourtant contre lui-même que toute cette haine était dirigée.

Erwin bouscula un couple de français et traversa le musée pour rejoindre la fameuse inscription « I amsterdam ». Il soupira devant les passants et regagna le musée de Van Gogh, situait plus loin. Il présenta son badge à un agent et passa devant la foule de touristes sans un regard pour elle. Il présenta à nouveau son badge à une hôtesse et reprit le même chemin que quelques années plus tôt.

L'après-midi était déjà bien entamé et étonnamment, le public ne se trouvait pas là. Tous préféraient se photographier devant les canaux et les fameux ponts de la ville plutôt que d'apprécier l'art. Erwin les comprenait, finalement. Il faisait étonnamment beau pour un dix-neuf décembre et le vent avait décidé d'être moins glacial aujourd'hui. Alors, les touristes en profitaient. Même les natifs d'Amsterdam prenaient le temps de flâner au gré des rayons lumineux du soleil et de manger des oliebollen, les beignets hollandais. Mais Erwin avait besoin d'être ici aujourd'hui. Il n'était pas venu dans le musée depuis des années et quand il avait abandonné ses études, Erwin avait également refusé d'avoir une vie culturelle. Il n'allait que très peu au cinéma et les musées étaient devenus un luxe qu'il se refusait. D'abord, pour des raisons financières. Ensuite, parce qu'Erwin s'était refusé toute forme de bonheur. Son divorce avec Rika l'avait enfoncé plus bas que terre et ce n'était que maintenant qu'il comprenait la joie que cela pouvait lui procurer. Après s'être acheté une péniche, il goûtait maintenant au plaisir simple d'une visite au milieu des croquis de Vincent, des lettres rédigés à son jeune frère et à son talent qu'il n'avait exploité qu'à l'âge de vingt-sept ans.


_ Où sont mes vingt-sept ans ? Lança-t-il dans un murmure.


Un homme l'entendit. Il devait avoir le double de l'âge d'Erwin et sourit à sa remarque.

Quarante ans. Erwin ne s'était pas vu vieillir et face aux autoportraits de l'artiste, il fit le tour de ce qu'il avait accompli dans sa vie. Peu de choses en ressortit. Un mariage, un enfant, un divorce. Niveau professionnel, c'était guère mieux. Rentré au TPG à vingt-deux ans et y étant toujours dix-huit ans plus tard, bien que l'entreprise ait changé de nom. TNT Post, c'était plus racoleur, plus vendeur. Pourtant, les bureaux de poste fermaient peu à peu avec l'extension des mails. Bientôt, on annoncerait son licenciement à Erwin et alors, que lui resterait-il ? Sa fonction de syndicat ? Des contacts un peu partout dans la ville ? Cette correspondance à laquelle il assistait chaque année depuis 1993 ?

... et t'attendre à NoëlOù les histoires vivent. Découvrez maintenant