Chapitre 8

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Je pense que Julie commence à apprécier Adèle. Du moins, je ne l'entends plus grogner quand elle passe me chercher pour aller faire un tour. La dernière fois, elle a même demandé si elle pouvait venir avec nous à la rivière. Mais c'était exceptionnel car elle passe la plupart de son temps à traîner avec sa nouvelle bande d'amis. En temps normal, ça m'aurait énervé qu'elle me laisse toute seule mais là, ça m'arrange car je peux rejoindre Adèle et passer du temps avec elle. À présent, ça fait près d'un mois que je suis arrivée ici et notre relation a considérablement évoluée, nous sommes presque inséparables.

- Tu sors ? demandé-je en cœur avec ma grand-mère quand Julie passe devant nous avec une paire de sandale à la main.

Nous gloussons toutes les deux.

- Oui, figurez-vous que j'ai un date avec Julien, le fils du fermier, à vingt heures, dit-elle fièrement.

- C'est quoi un date ? demande ma grand-mère en fronçant les sourcils.

- Un rendez-vous galant, mamie, ris-je.

- Oooohhh.

Je reporte mon attention sur le dessin que je recommence pour la troisième fois, celui du jardin, que j'ai passé une partie de l'après-midi à essayer de reproduire.

Une fois Julie disparue dans un claquement de porte, ma grand-mère se penche vers moi.

- Ça va peucho ce soir, glousse-t-elle.

J'éclate de rire.

- On dit « pécho » mais oui, probablement.

- C'est très joli, complimente-t-elle en désignant mon dessin du menton. Tu sors pas toi ?

- Avec qui veux-tu que je sorte, mamie ? ris-je.

- Ben avec la fille du voisin, Adèle.

Soudainement, le sang ne fait qu'un tour dans mes veines, si bien que j'en lâche mon crayon qui roule sur la table à carreaux avant de s'écraser au sol.

- C'est pas comme ça qu'elle s'appelle ? demande-t-elle sans cesser ses mots croisés, ses petites lunettes vissés au bout de son nez.

- Si si.

Elle lève la tête pour regarder au dessus de mon épaule.

- D'ailleurs, c'est pas elle que je vois sur le muret ?

Je pivote sur ma chaise pour suivre son regard à travers la fenêtre de la cuisine. Adèle est assise sur le muret de la ferme. Pour une fois, elle n'a ni un livre, ni son carnet dans les mains. Elle est simplement assise, la tête renversée, les yeux clos, ses cheveux châtains virevoltant autour de son visage. Je reste bloquée plusieurs secondes sur cette vision féerique, qui semble tout droit sortie d'un film à l'eau de rose, avant de me ressaisir.

- Je vais aller la saluer, décidé-je en rangeant mon matériel.

Ma grand-mère me lance un sourire complice que j'ai bien peur de comprendre. J'enfile la première paire de baskets que je trouve dans l'entrée et sors de la maison.

- Salut le fantôme.

Ça fait deux jours que je n'ai pas vu Adèle, elle ne sortait plus de chez elle.

Elle tourne la tête vers moi, les yeux pétillants. Un sourire radieux apparaît sur ses lèvres. Elle semble contente de me revoir -même si elle ne l'avouera jamais.

- Salut, j'étais punie, désolée je n'ai pas pu te prévenir.

Je m'assoie face à elle sur le petit muret de pierre. Je ne lui demande pas pourquoi. C'est une sorte de règle que je me suis fixée à force de la connaître, ne pas lui poser de question, au risque de la braquer.

- C'est rien. J'ai juste cru que tu m'évitais, avoué-je en cueillant un brin d'herbe pour occuper mes mains.

- Oh j'ai arrêté de t'éviter depuis longtemps, j'ai vite compris que ça servait à rien, tu trouves toujours un moyen de me retrouver, plaisante-t-elle.

Elle tend la main pour attraper la brindille que je tiens. Je frissonne quand sa main frôle la mienne, mon rythme cardiaque s'est brusquement accéléré. Mon regard se pose sur son poignet, découvert de la manche de son chemisier blanc. Mon cœur se sert quand je vois qu'il a une couleur violacée, comme si on lui avait serré avec force. Elle remarque mon regard et retire vivement sa main.

- Qui t'as fait ça ? demandé-je, abasourdie.

Je n'ai pas pu m'en empêcher, rien que l'idée qu'on ait pu lui faire du mal me révolte.

- Personne, je suis tombée et je me suis foulée le poignet.

Elle ment. Je le sais. Son regard me fuit.

- Tu plaisantes ? Ça ressemble pas du tout à un bleu laissé par une chute, sifflé-je, la mâchoire crispée.

- Même si ce n'était pas le cas, je ne vois pas en quoi ça t'importe.

La colère commence à monter. Adèle, elle, reste calme. Cependant, elle commence à pâlir, ses lèvres se serrent et ses yeux se ternissent.

- Détrompe-toi, ça m'importe beaucoup plus que ce que tu crois, parvins-je à articuler, les dents serrés.

Mes yeux commencent à s'embuer.

- Parle-moi, ajouté-je d'une voix suppliante.

- Je dois rentrer.

Sa voix a changé d'intonation. Elle est maintenant voilée et amer. Elle fuit une nouvelle fois et je ne peux rien faire pour l'en empêcher. Je ne peux que la regarder s'éloigner pour regagner les marches du perron.

La porte s'ouvre avec un grincement. Son père apparaît sur le seuil, il est si grand que sa tête arrive presque à toucher le haut de l'embrasure de porte. Il porte une salopette bleue par dessus un t-shirt jauni qui devait autrefois être blanc. Il me dévisage puis son regard se reporte sur sa fille. Je n'ai jamais vu un tel regard envers son propre enfant, un mélange de dégoût et de haine.

Quand Adèle arrive à sa hauteur, il la prend par le bras et la pousse à l'intérieur, il crache sur le perron puis claque la porte derrière lui.

Je reste figée sur le muret, abasourdie par la scène à laquelle je viens d'assister. Des milliers de films défilent dans ma tête avant de laisser place à la colère.

J'entreprends de descendre du mur de pierre pour rentrer lorsque les cris d'une dispute s'échappe de la maison. Je reconnais une voix grave, qui doit être celle du père d'Adèle et tend l'oreille pour entendre celle de mon amie. Elle lui tient tête. Son père lui hurle dessus jusqu'à s'égosiller. J'entends leur chien qui se met à japper, ils doivent l'avoir mis dans le petit jardin à l'arrière de la ferme. Il a un bruit sourd suivit d'un bruit métallique et la maison retrouve un calme plat. En une fraction de seconde, il n'y a plus aucun bruit.

Mon corps est prit d'un violent frisson. Je ne sais pas quoi faire. J'ai peur pour Adèle. J'ai le sentiment insupportable d'être impuissante. Je suis totalement désemparée. Mon cœur a envie d'agir mais ma raison redoute de faire une bêtise. Je ne pense pas qu'aller frapper à la porte pour parler à son père agirait en sa faveur et je ne suis même pas sûre de ce que j'ai vu ou entendu.

Je regagne la maison de mes grands-parents à pas lents et monte me coucher sans dire un mot, ignorant le regard inquiet de ma grand-mère échangé avec son mari.

Ça fait deux heures que je n'arrive pas à fermer l'œil. Je me repasse en boucle les événements de la soirée. Le poignet d'Adèle, son changement d'attitude, son regard triste et son père. J'ai beau tourner mes souvenirs dans tous les sens et essayer de ne pas tirer de conclusion hâtives mais trop d'éléments font sens.

Le père d'Adèle est violent.

Breathe [gxg]Où les histoires vivent. Découvrez maintenant