Le Gardien des Chats : La Lune de Sang

3. Frayeur d'automne

Il pleut. Une pluie fine, froide, qui contraste pourtant avec la luminosité de cette fin d'après midi. Les nuages gris laissent volontiers passer quelques tenaces rayons de soleil, dans lesquels Seishin puise un peu de force pour continuer à mettre un pied devant l'autre, en rythme, en courant, malgré les flaques:

- Allez mon grand, encore quinze minutes et on rentre à la maison!

Gosuto, vêtu d'une veste à capuche et d'un jogging, fait de longues foulées pour éviter la boue qui s'invite sur le long bandeau de bitume noir sur lequel ils courent depuis bientôt une demi-heure.

- On va prendre à droite juste après le champ, on va courir un peu dans la boue. Il faudra faire attention à ne pas tomber, dit Gosuto en regardant droit devant lui.

Seishin fait "oui" de la tête, mais ses jambes fatiguées hurlent "non". La voix de Phoenix lui parvient:

- C'est aussi fatiguant pour moi, Maître Seishin. C'est vraiment très dur de rester ancré sur votre coeur quand il bat aussi vite et aussi fort!

- C'est vrai, mais Papa a dit que c'est justement pour s'y habituer qu'on court comme ça! C'est pour éviter de casser le katsu en plein combat!

Seishin jette un oeil sur la droite et découvre le chemin de terre sur lequel il s'apprête à s'engager. Ce sont deux grosses bandes marrons marquées par des empreintes de roues de tracteurs qui les attend, avec une bande boueuse légèrement plus verte au milieu. Gosuto préfère le prévenir:

- Fais bien attention, ça risque de glisser. Pour l'instant il ne pleut pas trop fort, mais c'est déjà bien boueux. Il va falloir bien lever les genoux pour avancer, allez on y va!

Le premier pas provoque déjà de la panique chez Seishin. L'appui n'est pas sûr, ses chaussures glissent puis s'enfoncent, et c'est au prix d'un effort certain qu'il parvient à mettre finalement un pied devant l'autre. C'est soudain Gosuto qu'on entend crier:

- Aaaah purée, il ne manquait plus que ça...

La pluie se fait d'un coup plus soutenue et tombe de plus en plus fort. Les fins bandeaux lumineux qui se frayaient jusqu'à présent un chemin à traverd les nuages ont désormais totalement disparu. C'est Milo que l'on entend cette fois:

- Bon ben heureusement, moi je suis au sec...

- N'en rajoute pas, dit Gosuto sur un ton martial.

- Je vous avais bien dit que le temps allais se gâter, mais on ne m'écoute jamais, dit Milo. Quand je pense qu'on pourrait être tranquillement posé dans le canapé, près de la cheminée...

- Arrête un peu de te plaindre, le footing ne dure que 45 minutes aujourd'hui. Le prochain footing sera un peu plus long, et surtout, il sera au Japon. On part demain Seishin, ne l'oublie pas.

- Ou... Oui, je... Je sais!

Le pauvre garçon se débat comme il peut pour se dégager les pieds de la boue. Chaque foulée est un véritable supplice. Phoenix l'encourage:

- Courage, Maître! Les efforts fournis ici nous serviront plus tard!

- On voit que c'est pas toi qui porte des baskets qui pèse 30 kilos à cause de la boue!

- Je vous envoie un peu de puissance, tenez-vous prêt, dit Phoenix en se concentrant.

Gosuto intervient:

- NON! Non Phoenix, tu ne dois pas aider Seishin! Tu es là pour maintenir le katsu, pas pour aider Seishin, il doit se débrouiller seul. Tu comprendras plus tard, mais son corps doit apprendre à encaisser ses efforts, et pour l'instant il met un pied devant l'autre tout seul!

- Oh... Oui pardon Maître Gosuto, je ne savais pas, dit Phoenix confus.

Seishin souffle bruyamment et pousse un râle à chaque fois que son pied s'extirpe de la boue pâteuse qui lui retient les chaussures. La pluie abondante lui arrose le front, et ses yeux mouillés l'empêchent de voir correctement devant lui. Il décide de se mouvoir plus vigoureusement pour les quelques minutes de footing qu'il lui reste. Il enchaîne les pas, pratiquement à l'aveugle, guidé par les cris de son père qui l'encourage à se dépasser. Il sent que son souffle est de plus en plus court, mais il tient bon. Il pousse sur ses jambes, il monte les genoux, et fait de son mieux. Un vent frais vient mettre fin au peu de volonté qu'il lui restait, et c'est la respiration haletante qu'il pose finalement les mains sur ses genoux en baissant la tête de honte et en fermant les yeux.

- Ha... Ha... Ha... Je... J'en peux... Plus... Il faut que je m'assoie... Tant pis pour la boue...

Il se laisse tomber en arrière et s'assoit. Il trouve cependant étrange que le sol soit aussi dur et inconfortable. Il a l'impression d'être assis sur un plateau de verre. En ouvrant les yeux, il est aveuglé par la luminosité des lieux. Il baigne dans une lumière jaune pâle, accueillante et chaleureuse. Il tourne la tête et regarde tout autour de lui. Il n'y a plus de boue, plus de champ. Plus de Papa non plus. Il touche son torse, essaye de communiquer avec Phoenix, mais il ne se passe rien. Il est là, seul, démuni, assis dans un vaste espace baigné de lumière. Il commence à s'inquiéter, mais ressent comme une présence, il a le sentiment d'être observé. Il scrute de nouveau l'espace autour de lui et son regard est attiré par une fine silhouette tremblante qui semble s'approcher de lui. Seishin se penche en avant et se remet debout, il commence à marcher vers ce qui s'approche de lui. Il distingue de plus en plus de détail: un veston marron, une chemise à carreau, un pantalon de velours, un chapeau. Cela lui rappelle vaguement quelqu'un, mais non, c'est impossible, ça ne peut pas être lui. Mais plus il se rapproche, plus le visage en face s'affine. Au bout de quelques secondes, c'est la stupéfaction qu'on lit sur le visage de Seishin. Il fixe les yeux du grand bonhomme qui se tient devant lui, et se met soudainement à pleurer de chaudes larmes. Il n'avait pas vu ce visage depuis tellement longtemps. L'homme pose un genou à terre pour se mettre à la hauteur de Seishin et le regarde dans les yeux. Il pose ses deux mains sur les épaules du garçon pour le consoler. Il dit alors en souriant d'une voix grave et claire, que Seishin a toujours eu plaisir à entendre:

- Bonjour mon petit Seishin. Alors, c'est bien d'être le Grand Gardien des Chats?