18. Calme

5 2 0
                                    

La Couteville, son calme, sa propreté et ses champs environnants. C'est tout cela qui a séduit Chahine quand ils se sont installés peu après la naissance de Lénéa. Un peu réticente au début, celle qui était habituée à sa maison d'enfance en bord de plage a vite succombé au charme des vastes plaines colorées, et des larges zones boisées du Parc du Vexin Français. Un endroit idéal pour y voir grandir ses enfants, les voir s'épanouir dans des paysages de verdure, loin de la grisaille du béton des cités dortoirs pourtant si proches. La mère de famille, tranquillement attablée devant sa tisane matinale et ses tartines de confiture, laisse son regard flâner à travers l'impeccable baie vitrée, se poser tantôt à droite vers le bosquet d'où sortent régulièrement des biches, tantôt à gauche vers les champs moissonnés qui dévoilent désormais le marron foncé de la terre retournée. En face, de douces collines forment un horizon légèrement bosselé, que Chahine observe en pensant à son guerrier divin de mari, qui doit encore être en train de livrer bataille quelque part au Japon, à l'autre bout du monde, avec son petit garçon, son petit bout d'homme si fragile et pourtant si courageux...
C'est le claquement de la clé dans la serrure de la porte d'entrée qui arrache Chahine à ses pensées. Lénéa entre, à peine essoufflée, le regard dans le vague, un sourire aux lèvres. Chahine regarde sa grande fille sans dire un mot, avale une gorgée de tisane chaude et dit à voix haute:

- Aaaah, on va être bien entre filles... Alors, ce footing?

Chahine regarde Lénéa. Cette dernière, après avoir enlevé ses chaussures boueuses et posé ses oreillettes, reste debout, en regardant le sol, perdue dans ses pensées. Un comportement étrange, que Chahine relève immédiatement:

- Tiens tiens... Qu'est ce qu'il se passe, ma grande? Tu penses à un garçon?

Le regard moqueur que lance Lénéa à sa mère suffit à lui faire comprendre que ce n'est pas du tout de cela qu'il s'agit. Mais Chahine a maintenant toute l'attention de sa fille:

- Alors? Il s'est passé quoi pendant ce footing? Je t'ai déjà vue pensive, mais là...

À ce moment précis, deux mondes s'entrechoquent; Chahine regrette presque d'avoir posé la question, espérant entendre autre chose que les habituelles histoires surprenantes de combats épiques, de pouvoirs magiques et destructeurs, ou encore d'animaux invisibles qui parlent. Quant à Lénéa, elle ne sait pas si sa mère est au courant de la présence sous leur toit d'un curieux chat bleu, alors de là à faire mention d'un imposant lion qui parle... Lénéa trouve malgré tout une idée:

- J'ai juste fait un petit détour pendant ma course, je suis passé voir les félins du cirque sur le parking de l'usine, là bas... C'est drôle, on n'aime pas les chats dans la famille, et pourtant j'ai un bon feeling avec les lions!

- Un bon... feeling? C'est à dire?

Là encore, Chahine redoute la réponse. Lénéa continue:

- Ben... J'ai pu... m'approcher de la cage des lions, et j'ai eu l'impression qu'il comprenait ce que je lui disais...

Le coeur de Chahine vient de cesser de battre.

- Le... Le lion... Tu as parlé... avec un lion...?

Lénéa sent bien qu'un malaise s'installe. Ça y est, sa mère pense qu'elle est folle.

- N... Non, non mais non, bien sûr que non, dit la jeune fille en secouant les mains devant elle. Non, tu sais, ce sont des animaux qui sont dressés et euh... et ils doivent être habitués... Oui, voila...

Chahine reprend un peu de couleurs:

- Oui, c'est sûr, ils doivent avoir l'habitude de voir des humains... Des humains qui leur parlent et leur donnent des ordres...

- Oui, oui exactement, dit Lénéa en passant la main sur sa nuque. Bon euh... Je vais... me doucher...

Chahine se contente de dire "oui" de la tête et de plonger la tête dans son bol de tisane en se forçant à sourire. Elle en est convaincue: sa fille a hérité des bizarreries paternelles. Après tout, elle entend bien Milo de temps en temps, il est tout à fait normal que sa fille aussi soit capable de choses surnaturelles. Après tout. Pas de quoi s'inquiéter. Tout va bien. Et puis, si ça se trouve, elle se fait des idées.

Lénéa pointe soudainement son nez:

- Euh... M... Maman... Tu peux... Tu peux venir?

Le ton apeuré de Lénéa laisse Chahine perplexe. Elle se lève et va rejoindre sa fille dans le salon. Elle y trouve Lénéa, debout devant la fenêtre, en train de regarder le jardin, les yeux écarquillés:

- Tu peux me dire ce que c'est, ça?

Chahine regarde dans la même direction que sa fille. Un oiseau de la taille d'un camion vient d'atterrir sans un bruit au fond du jardin. Juste derrière, un énorme serpent vient de passer par dessus la clôture, avec un homme juché sur sa tête. Deux gros lions bondissent ensuite de nulle part et se faufilent sans bruit dans le jardin. L'homme, casquette à l'envers vissée sur la tête et lunettes de soleil sur le bout du nez, descend tranquillement de la tête du gros serpent et regarde tout autour de lui. Les mains enfoncées dans la poche ventrale de son sweat à capuche, il semble ébahi par la beauté de ce qu'il voit. C'est d'une voix étonnement fluette que le ventripotant personnage s'exclame:

- Pfiou! Eh ben, on se refuse rien chez les miaous!

Il regarde l'un des lions en grattant sa barbe de trois jours et lui lance:

- Eh toi, t'es sûr que c'est là?

Le lion secoue la tête pour confirmer. L'homme sort ses mains de la poche du sweat, et les frotte énergiquement, comme pour se préparer:

- Aaaah... Bon, ben... Y a plus qu'à!

Il marche d'un pas décidé vers la maison. Le sang de Chahine ne fait qu'un tour. Elle retrousse ses manches, marche vers la porte-fenêtre qui donne sur le jardin, l'ouvre en grand et, les yeux pleins de colère, elle regarde Lénéa:

- Reste là.

Le Gardien des Chats : La Lune de SangOù les histoires vivent. Découvrez maintenant